L’émergence de la figure d’autrice en lien avec la naissance du roman moderne (XVIIe-XIXe siècles)
- Juliette Crépeau-Gagnon
- 25 janv. 2021
- 16 min de lecture

L’essor fulgurant du féminisme dans les dernières décennies a permis non seulement la popularisation du mouvement, une expansion et un développement de ses discours, mais également la progression de ses multiples combats vers de nouveaux espaces. En outre, les idées féministes, comme les politiques égalitaires, ont atteint les milieux universitaires. Ces idées s’étendent également aux diverses activités de recherche et projets scientifiques en cours. Entre autres, l’idée de rétroactivement introduire les femmes dans les domaines d’étude dont elles ont souvent été exclues ou bien ignorées devient de plus en plus commune. L’histoire se trouve aux premières lignes de cette évolution intellectuelle, comme le témoigne l’historiographie récente. En effet, l’histoire peut se permettre une telle activité méthodique : encore à ce jour, beaucoup de sources féminines n’attendent qu’à être étudiées ou réétudiées. Des publications comme celles de Michèle Clément, associant perspective historique et littérature, démontrent bel et bien l’étendue du potentiel de l’application de ces idées à cette perspective des sciences humaines, ainsi que son importance. Professeure émérite en littérature française de la Renaissance, Clément soulève la pertinence de la démystification de l’asymétrie critique concernant l’étude des genres dans le domaine de la littérature et promeut une nouvelle voie constructiviste et interdisciplinaire pour réintégrer les femmes à leur juste place dans l’édifice littéraire par le biais de l’histoire[1]. En effet, littérature et histoire sont indissociables ; les écrits permettent bien souvent à l’histoire de comprendre les sociétés, leur progrès et leurs idées et vice-versa ; les écrits sont les creusets par excellence des sociétés d’où elles sont issues. La place des femmes dans ce domaine est souvent occultée par-delà les frontières de l’époque contemporaine. Plus que problématique, cette idée est erronée : nombre de femmes littéraires se sont illustrées à travers l’histoire, qu’elles soient des exceptions à leurs époques, comme Christine de Pizan (XVe siècle), autrice au Moyen Age, ou non. Il est alors pertinent de se questionner, selon une perspective historique et littéraire, sur le développement de la présence féminine en littérature, plus précisément sur l’émergence de la figure de l’autrice, alors reliée à la naissance du roman moderne du XVIIe au milieu du XIXe siècle. En effet, la création de lois juridiques relatives à la propriété intellectuelle, le foisonnement du mouvement littéraire et du développement des sous-genres et finalement la « naissance » du roman moderne, donnent lieu, selon le consensus académique, à la naissance de la fonction d’auctorialité à l’intérieur des bornes chronologiques précédemment définie[2]. Cette période correspond également à la généralisation de la présence féminine dans le monde littéraire occidental, malgré la prédominance des œuvres masculines, considérées comme fondatrices de cette nouvelle époque moderne de la littérature (Don Quichotte, Miguel de Cervantes)[3]. En bref, ce travail a pour but de retracer les étapes menant à la « renaissance » littéraire à l’époque moderne afin de mieux y repérer et analyser l’insertion progressive des femmes et en étudier les fonctions et les limites en lien avec le développement de la fonction sociale de l’écrivain. À cet effet, plusieurs figures féminines, telles que Jane Austen et Germaine de Staël, ainsi que leurs œuvres seront étudiées et intégrées dans leurs contextes respectifs en lien avec le développement historique de l’auctorialité. C’est à l’époque moderne, au travers de la prédominance masculine, que la présence féminine en littérature se cristallise pour les siècles futurs.
D’entrée de jeu, il est essentiel de bien définir les termes littéraires reliés à ce travail et de les insérer dans un cadre historique. Tout d’abord, il n’existe pas de consensus quant à l’émergence de la notion d’auctorialité. Son origine est disputée : plusieurs prétendent que la figure de l’auteur aurait émergé dès l’Antiquité tardive et le Moyen âge, alors que d’autres soutiennent qu’elle aurait plutôt suivi le long processus d’individualisation propre à la Renaissance et aux Lumières[4]. Cette dernière sera adoptée pour la suite de ce travail.
Tout d’abord, selon cette théorie, l’élaboration de lois et de règles en Occident sur la propriété intellectuelle permet de passer de l’anonymat à la revendication d’une production textuelle et, éventuellement, au développement de l’auctorialité. En outre, les premiers fondements d’une propriété immatérielle apparaissent aux XVIe et XVIIe siècles par le biais de penseurs comme Thomas Hobbes ou John Locke[5]. Ces fondements seront accompagnés, éventuellement, d’outils juridiques qui règlementent les créations littéraires en France et en Angleterre dès le début du XVIIe siècle. Rapidement, ces mesures s’étendent au reste de l’Europe. L’autonomie de l’auteur est souvent entravée par les velléités des imprimeurs et des éditeurs. Ceux-ci revendiquent une partie des droits de propriété du livre et assument de plus en plus de tâches, soit dans le processus de mise en page et la commercialisation de l’ouvrage[6]. Néanmoins, l’élaboration fastidieuse et complexe de ces droits de propriété intellectuelle favorise l’émergence du nom des auteurs et leur garantit certains droits sur leur production. En parallèle, certaines lois obligent au nom de l’auteur de figurer sur les pages titres à des fins de contrôle. Ces mesures contribuent à la revendication de cette propriété textuelle. Selon le célèbre écrivain Michel Foucault, l’élaboration de ces droits correspond à la genèse de l’auctorialité[7]. Ainsi, à l’ère moderne, une dimension de responsabilité juridique et intellectuelle contribue à parachever cette notion d’auctorialité naissante.
Ensuite, la perspective adoptée influence la caractérisation de l’auctorialité : l’auteur de l’Antiquité et du Moyen âge est plus sobre et plus en retrait alors que l’auteur moderne est omniprésent dans les cercles sociaux, économiques et intellectuels. En outre, l’auteur moderne est plus qu’un homme ou une femme à qui l’on attribue l’écriture d’une ou de plusieurs œuvres. Bien évidemment, l’auteur fait œuvre d’écriture, mais il acquiert également, à partir du début du XVIIIe siècle, une place dans l’espace littéraire. Particulièrement au XVIIIe siècle, certains auteurs, en plus d’assumer une production textuelle, deviennent des écrivains, soit des professionnels autonomes reconnus et renommés. Il suffit de penser à William Shakespeare, au XVIIe siècle, ou bien Jean-Jacques Rousseau et Pierre Choderlos de Laclos au XVIIIe siècle, archétypes de cette nouvelle ère. D’une part, l’écrivain de cette époque est alors présent dans nombre de cercles intellectuels et parfois politiques, selon la nature de leurs discours (certains se prononcent, par exemple, sur des questions comme le nationalisme). Ces groupes, comme les sociétés d’auteurs, sont décrits comme des carcans à l’origine de l’exclusion des femmes par l’autrice Gisèle Sapiro[8]. Notamment, la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, à l’origine le Bureau de législation dramatique, fondée à la fin du XVIIIe siècle en France, démontre à la fois l’importance des initiatives législatives concernant la propriété intellectuelle propre à cette époque ainsi que la dure réalité de la marginalisation féminine[9]. En outre, aucune femme n’y est admise avant le XIXe siècle. D’autre part, ces écrivains se taillent également une place dans «l’espace public profane»[10] : certains vivent exclusivement de leurs œuvres. Cette autorité économique reflète l’existence d’une relation morale dialectique entre l’auteur et son œuvre : l’auteur ou l’autrice possède une autorité spirituelle. La valorisation du rôle de l’écrivain peut même être transposée à une échelle nationale : certaines figures, comme Johann Wolfgang von Goethe ou les sœurs Brontë, deviennent des figures éponymes pour leur nation entière[11].
En contrepartie, le mot autrice n’a fait son entré dans le vocabulaire littéraire qu’au XXIe siècle. En effet, la prestigieuse Académie française accepte la féminisation du mot « auteur » , soit « autrice » que depuis 2019 seulement[12]. Ce sévère anachronisme linguistique démontre bien l’étendue de la marginalisation socio-sexuée des milieux publics de l’époque moderne. Toutefois, il ne reflète pas la réalité historique. Quoique plus rare que son homologue masculin, la fonction d’autrice exerce un rôle important bien avant cela. Dès le XVIIe siècle, des figures féminines se manifestent progressivement dans l’espace littéraire. Cette tendance sera croissante aux XVIIIe et XIXe siècles. La nature de cette implication prend source dans l’évolution exponentielle du roman.
Les hypothèses destinées à définir le moment définitif de la naissance du roman à obnubilé des générations de littéraires[13]. Ce débat se divise en deux théories principales qui défendent la même perspective dichotomique abordée précédemment en lien avec l’auctorialité : le roman existerait depuis l’Antiquité selon les premiers et se serait développé tout au long du Moyen âge alors qu’il serait né à l’époque moderne selon les autres[14]. Selon le spécialiste Daniel-Henri Pageaux, le roman serait avant tout la simple rencontre entre une structure particulière littéraire et un imaginaire quelconque : il n’aurait pas de forme pure[15]. Ainsi, au-delà de ce débat technique complexe, ce sera plutôt l’évolution générale du roman à l’époque moderne, soit du XVIIe au début du XIXe siècle qui sera analysée dans ce travail.
Le roman moderne est avant tout transnational[16]. Surtout prépondérant en Europe de l’Ouest, son modèle traverse les frontières et gagne en popularité dans nombreux pays tels que la France, l’Angleterre, l’Espagne etc. Un consensus désigne Don Quichotte de Miguel de Cervantes, publié en 1605, comme le premier roman moderne[17]. Se joint rapidement à cette production espagnole nombreuses autres œuvres, telles que celles de Madame de la Fayette, autrice française du XVIIe siècle. À cet effet, l’espace littéraire en Europe s’institutionnalise, ce qui permet le développement, par exemple, de mesures juridiques concernant la propriété intellectuelle. Ensuite, le roman moderne s’inscrit dans la modernité : il laisse la parole aux auteurs et personnages. Cette liberté textuelle traduit la naissance du sujet moderne : l’auteur et l’autrice développent des questionnements et des rapports uniques d’observations de la société. En outre, les romans de cette époque se veulent souvent défenseurs de l’ordre établi ou bien revendicateurs de nouvelles idéologies[18]. Cette représentation figurée de la société offre au roman moderne un référent exclusif pour les réflexions rétroactives et même actuelles. De plus, ces nouvelles remises en question ne s’appliquent pas seulement à la société, mais également au texte lui-même. Selon Marthe Robert, le roman moderne innove par sa capacité à s’interroger, à se mettre en cause : « [il]… fait de ses doutes et de sa foi à l’égard de son propre message le sujet même de ses récits »[19]. Pour terminer, le roman moderne se définit évidemment par certaines conventions stylistiques. Celles-ci mèneront, nous le verrons plus tard, au foisonnement des genres. Il demeure, plus simplement, que le roman est un texte suivi, devant posséder une qualité linguistique, un vocabulaire et une grammaire distinguée.
Cette définition du roman moderne serait toutefois trop générale selon certains littéraires. En effet, plusieurs perspectives défiant cette proposition unilatérale voient le jour. Ces nouvelles théories visent à réincorporer certains manquements ou bien certaines exclusions dans la mise en place de l’imaginaire littéraire consensuel. Cette lancée s’applique bien évidemment à la question féminine. En premier lieu, François Ouellet, écrivain québécois, lie la naissance du romain moderne, selon une perspective historique, à la naissance et le développement du patriarcat. Bien qu’il admette que le roman moderne remet en question par moments le rôle paternel de certaines institutions ou personnages tels que l’Église ou certaines figures d’autorité masculine, il assure également son maintien en excluant sans cesse les femmes. Selon lui, cette exclusion se définit selon un procédé dualiste : les femmes sont exclues des rôles et des thèmes principaux de la majorité des trames narratives en plus d’être également exclues des cercles littéraires, intellectuels et politiques qui se développent alors à travers l’Europe[20]. Il ne suffit que de penser à Marguerite Yourcenar qui fut la première femme admise à l’Académie française en 1980 seulement. Cette idée est partagée, en second lieu, par Marthe Robert. Cette dernière refuse d’adhérer au consensus social qui défend la prédominance masculine dans le monde littéraire. Les grandes œuvres fondatrices masculines seraient, selon elle, concurrencées par l’intégration graduelle des femmes. En effet, l’apport substantiel des femmes, à redécouvrir, subsisterait plutôt dans leur appropriation de divers genres par le biais de la grandeur de leurs œuvres[21].
Bien évidemment, la survie et l’impressionnante évolution du roman à l’ère moderne sont permises par sa popularisation au sein de la population. Dès le XVIIe siècle, un mouvement généralisé d’alphabétisation se développe d’abord assez lentement en Europe pour prendre de plus en plus d’ampleur aux siècles suivants[22]. Très rapidement, le lectorat se voit bombarder d’œuvres de natures différentes dès la moitié du XVIIe siècle[23]. Plusieurs divisions se forment au sein du lectorat, groupe hétérogène : par exemple, certains bourgeois et aristocrates dédaignent certains types de lectures qui sont alors relégués au «bas peuple». De même, le lectorat est promptement divisé selon des critères sexués. Cette marginalisation systématique découle de la cristallisation des deux sexes aux antipodes de la vie sociale, économique et politique omniprésente à l’ère moderne[24].
En effet, au-delà de la division entre les classes populaires et les classes cultivées, les lectrices, femmes comme enfants, sont marginalisées[25]. Certains types de roman leur sont alors réservés. C’est souvent le cas du genre épistolaire ou bien des fictions romanesques et chevaleresques. Celles-ci auraient comme double utilité, selon Robert, de faire vivre des sentiments aux femmes, soit la passion, ainsi que de leur inculquer des leçons morales[26]. C’est également en ce sens que le roman affirmerait son lien à la réalité féminine[27] : les femmes sont des objets de leurs émotions et ont besoin de parfaire leur éducation sans cesse. De plus, les productions féminines seraient souvent considérés, autant par les deux sexes, comme étant réservées exclusivement aux femmes. Germaine de Staël, romancière et épistolière de la fin du XVIIIe siècle, avait pour but de venir en aide aux femmes à l’aide de ses œuvres. En outre, elle utilise souvent un «nous» inclusivement féminin afin de décrire le bénéfice de la littérature sur la vie des femmes : « Les fictions doivent nous expliquer par nos vertus et nos sentiments les mystères de notre sort »[28]. Bien évidemment, cette exclusivité du rapport féminin entre autrices et lectrices n’est pas absolu : bien que la majorité des œuvres féminines soient lues par des femmes, comme le décrit Liliane Blanc, une faible proportion demeure lue par des hommes. Néanmoins, cette minorité ne comprendrait pas les romans d’amour courtois[29]. Cependant, cette étude de la division sexuée du lectorat reste pertinente dans ce cadre chronologique : elle permet de mieux y cibler et analyser l’apport féminin en littérature.
Bien qu’assez jeune, le roman est en crise aux XVIIe et XVIIIe siècles selon Pageaux. Plus précisément, ce dernier serait en mutation, en phase d’auto-critique et même de parodie. Ce phénomène serait à l’origine du développement de plusieurs nouveaux genres au sein du roman lui-même[30]. Ceux-ci sont distinguables par le biais de certaines modalités et critères établis a posteriori par les études littéraires.
Premièrement, plusieurs variantes nationales se développent. Celles-ci deviennent éponymes de la période moderne. En Angleterre, il est possible d’identifier une tendance plutôt réaliste et sentimentaliste[31]. Cette alliance mène à un romantisme moderne dans ses conceptions esthétiques qui a pour volonté principale de restituer la vie quotidienne à travers divers tableaux qui semblent pris sur le vif. L’histoire en elle-même, plus importante que les protagonistes, serait le véritable sujet et serait le principal moteur d’évolution du texte[32]. Les œuvres de Sir Walter Scott, de la fin du XVIIe au début du XVIIIe siècle, illustrent bien cette aspiration. Cette tendance se développe également de manière déterminante en poésie. Par ailleurs, un roman français reposant sur l’héroïsme, la courtoisie, voire l’amour galant, voit le jour. Basés sur les poèmes épiques, ces romans reflèteraient un changement dans l’imaginaire public hérité du progrès des valeurs bourgeoises[33]. Les œuvres de Madame de la Fayette, au XVIIe siècle, comportent des signes précurseurs de ce futur courant. Le prolifique Voltaire les décrit comme suit dans Le siècle de Louis XIV : « Sa Princesse de Clèves et sa Zaïde furent les premiers romans où l’on vit les mœurs des honnêtes gens, et des aventures naturelles décrites avec grâce. Avant elle, on écrivait d’un style ampoulé des choses peu vraisemblables. ». Elle est suivie d’auteurs éminents, tel que Denis Diderot au XVIIIe siècle[34].
D’autres types de sous-genre font également leur apparition. Ces derniers sont d’abord le fruit d’évolutions textuelles ou stylistiques, de progression du discours et dénotent un nouveau rapport avec le lecteur. Ainsi, il est possible de trouver des romans de toutes sortes dans les librairies, allant de l’œuvre pédagogique, même utopique, aux contes et aux nouvelles[35]. Le roman épistolaire, qui tire son origine du XVIIe siècle, est souvent considéré comme le genre féminin par excellence. Il devient rapidement très populaire et connaît un âge d’or phénoménal au XVIIIe siècle. En Angleterre, 361 romans de ce type sont publiés entre 1741 et 1800. En France, on dénombre environ 10 romans épistolaires par année entre 1760 et 1790[36]. Le type de narration qu’il offre est intéressant pour les écrivains et écrivaines qui peuvent alors laisser court à leurs velléités. En outre, il permet aux auteurs et autrices de faire exprimer à leurs personnages des propos alors estimés comme inconcevables à l’oral[37]. De plus, le genre épistolaire permettrait d’établir une proximité unique entre le lectorat et le texte. Pageaux la définit d’abord par la naissance d’une nouvelle relation dialectique, même polyphonique entre les différents protagonistes de ces œuvres, souvent deux correspondants, qui permet une insertion totale dans leur intimité. Ainsi, le roman épistolaire cultive une fascination secrète auprès du lecteur envers la vie privée ainsi que les sentiments intimes des protagonistes. Cette insertion permettrait également une introspection active au lecteur : un voyage dans ses sentiments profonds[38]. Pour terminer, le carcan de la lettre permettrait de jouer sur l’authenticité apparente de l’écrit : « la spontanéité et la sincérité exprimée par le présent d’une écriture »[39].
Le roman épistolaire serait alors plus sensible, plus délicat. Il laisse moins de place à la description d’actions ou d’événements en direct et plus d’importance à « l’action de désir »[40]. À cet effet, il est impunément associé autant aux écrivaines qu’au lectorat féminin, et ce, malgré une importante contribution masculine : il ne suffit de penser qu’au célèbre Montesquieu, homme des lettres du XVIIe et XVIIIe siècles par excellence. De plus, le sujet principal est souvent féminin. De fait plusieurs autrices s’illustrent dans ce nouvel espace littéraire. Marie-Jeanne Riccoboni, française, publie plusieurs romans épistolaires dès 1745. Françoise de Grafigny, Germaine de Staël, Madame de Genlis, également françaises, publient également des œuvres épistolaires dès la moitié du XVIIIe siècle. Ailleurs en Europe, Isabelle de Charrière s’illustre aux Pays-Bas dès les années 1780 et Barbara Krudener en Allemagne dès le début du XIXe siècle[41]. Cette dernière, plutôt méconnue, lègue un corpus bilingue (franco-allemand) assez saisissant. Née sur le territoire allemand, l’épistolière est fille d’un haut fonctionnaire et comte Russe. Les divers événements mondains auxquels elle participe ainsi que la qualité de son éducation lui permettent de dépeindre à la perfection la réalité socio-politique et intellectuelle de son Europe contemporaine. Notamment, par-delà la trame narrative de ses œuvres, elle arrive à dresser un portrait juste de la courtoisie, du mariage, des relations extra-conjugales et mêmes de certaines réalités professionnelles (voir Histoire d’un soldat russe). Certains de ses écrits s’inspirent également de ses contemporains, elle arrive ainsi à superposer parfaitement les normes stylistiques du roman de lettres[42].
La prépondérance de ce genre plutôt romantique et majoritairement féminin est souvent rattachée au roman chevaleresque et pastoral qui redevient populaire au XVIIIe siècle. Celui-ci a comme thème principal l’amour. Cela provoque aussi la naissance de genres hybrides, tel que le roman sentimental/épistolaire anglais au XVIIIe siècle. Ce genre est rapidement monopolisé par l’archétype de l’autrice par excellence : Jane Austen. Son roman Pride and Prejudice, publié en 1813, est une fresque parfaite de l’héritage littéraire féminin. En effet, Austen y alterne brillamment l’héritage du roman romantique anglais, soit l’importance des scènes quotidiennes, auquel elle joint simultanément la figure chevaleresque et courtoise, représentée par Mr. Darcy, et une correspondance par lettres. De plus, Austen introduit dans la grande majorité de ces livres des sujets principaux féminins. Ces femmes assument toutes des rôles très forts et revendicateurs. Par le biais d’Elisabeth, protagoniste de Pride and Prejudice, Austen offre au lectorat un modèle révolutionnaire : une jeune femme arrogante, intelligente et refusant le mariage et les conventions alors imposées aux femmes. Pour terminer, elle va jusqu’à y introduire une figure féminine parodiée à l’extrême : veuve, riche et insupportable, Madame Catherine de Bourg est ridiculisée à maintes reprises par les idées modernes d’Elisabeth. Une évolution importante du sujet féminin et des sujets à tendance féministes est en œuvre. Cette célèbre écrivaine est rejointe par un autre monument de la littérature féminine : Charlotte Brontë. Brontë, au XIXe siècle, suit les traces d’Austen : elle présente dans Jane Eyre (1847) un personnage féminin fort, libéré de la domination masculine et libre de ses décisions. Encore plus, elle glisse des réflexions profondes sur le monde environnant, le futur, la condition humaine etc.
Pour conclure, les femmes réussissent à se tailler une place irréfutable dans le monde littéraire, parallèlement au développement du roman moderne et de ses diverses formes du XVIIe au XIXe siècle. Elles se tissent un éventail de contribution divers à travers nombres d’obstacles et de carcans sociaux et économiques tels que leur marginalisation quasi-automatique. Cela mène alors, éventuellement, à l’émergence de la figure de l’autrice et, plus tard, à la fonction d’écrivaine. À partir de cette époque, il devient impossible d’occulter les interventions féminines et l’omniprésence de son lectorat : la participation des femmes devient inhérente à l’étude des genres littéraires. Cette étude nous démontre l’importance de remettre en question ou bien de relancer certains débats historiques ou certains faits acquis quant à l’histoire du livre : beaucoup de choses restent autant à découvrir qu’à développer. Pour terminer, il devient alors évident que l’histoire du livre est plurivoque car elle prend directement racine dans le contexte historique, politique et social autant de l’objet étudié que du sujet savant.
[1] Michèle Clément, « Asymétrie critique. La littérature du XVIe siècle face au genre », Littératures classiques, vol. 2, nᵒ 90, 2016, pp. 23-34. [2] Daniel-Henri Pageaux, Naissances du roman, Paris, Éditions Klincksieck, 2006, p. 14-15. [3] Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1977, p. 17. [4] Alain Rabatel et Francis Grossmann, « Figures de l’auteur et hiérarchisation énonciative », Lidil : Revue de linguistique et de didactique des langues, nᵒ 35, 2007, p. 13. [5] Mireille Buydens, La propriété intellectuelle : évolution historique et philosophique, Bruxelles, Éditions Bruylant, 2012, p. 165. [6] Philippe Schuwer, « Propriété littéraire et artistique », Encyclopæedia Universalis, http://www.universalisedu.com.proxy.bibliotheques.uqam.ca/encyclopedie/propriete-litteraire-et-artistique/ [7] Gisèle Sapiro, « Droit et histoire de la littérature : la construction de la notion d’auteur », Revue d’histoire du XIXe siècle, nᵒ 48, 2014, pp. 107. [8] Ibid. [9] Danielle Bajomée et al., (dir.), Femmes et livres, Paris, l’Harmattan, coll. « Des idées et des femmes », 2007, p. 53-54. [10] Alain Brunn et François-René Martin, « Auteur », Encyclopæedia Universalis, http://www.universalisedu.com.proxy.bibliotheques.uqam.ca/encyclopedie/auteur/ [11] Ibid. [12]Radio-Canada, «L’Académie française accepte finalement la féminisation des noms», février 2019, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1155773/academie-francaise-feminisation-noms-metiers [13] Daniel-Henri Pageaux, op. cit., p. 14. [14] Ibid., p. 16-17. [15]Ibid., p. 11. [16]Ibid., p. 12. [17] Marthe Robert, op. cit., p. 12. [18] Daniel-Henri Pageaux, op. cit., p. 14. [19] Ibid., p. 68. [20] François Ouellet, « Le roman moderne : une entreprise de défiliation », Les lettres romanes, vol. 69, 2015, pp. 403. [21] Marthe Robert, op. cit., p. 15. [22] Daniel-Henri Pageaux, op. cit., p. 96. [23] Marthe Robert, op. cit., p. 13. [24] Danielle Bajomée et al., (dir.), op. cit., p. 21-22. [25] Gisèle Sapiro, loc. cit., p. 111. [26] Marthe Robert, op. cit., p. 27. [27]Ibid., p. 32. [28]Ibid., p. 29. [29] Liliane Blanc, Une histoire de créatrices : l’Antiquité, le Moyen âge, la Renaissance, Montréal, Éditions Sisyphe, 2008, p. 57-58. [30] Daniel-Henri Pageaux, op. cit., p. 69. [31] Ibid., p. 72. [32]Ibid., p. 91. [33]Ibid., p. 73. [34] Martine Reid, Des femmes en littérature, Paris, Belin, coll. « l’extrême contemporain », 2010, p. 32-33. [35]Ibid., p. 70. [36]Ibid., p. 82. [37] Frédéric Calas, Le roman épistolaire, Paris, Armand Colin, 2007 [1996], coll. « universitaire de poche : Lettres et linguistique », p. 13. [38] Ibid., p. 10. [39] Daniel-Henri Pageaux, op. cit., p. 80. [40] Frédéric Calas, op. cit., p. 16. [41] Ibid., p. 124-125. [42] Martine Reid, op. cit., p. 171.
1. Ouvrages de référence
BRUNN, Alain et François-René MARTIN, « Auteur », Encyclopæedia Universalis, http://www.universalisedu.com.proxy.bibliotheques.uqam.ca/encyclopedie/auteur/ (consulté le 20 mars 2020).
SCHUWER, Philippe, « Propriété littéraire et artistique », Encyclopæedia Universalis, http://www.universalisedu.com.proxy.bibliotheques.uqam.ca/encyclopedie/propriete-litteraire-et-artistique/, (consulté le 23 mars 2020).
2. Ouvrages généraux
BAJOMÉE, Danielle et al., (dir.), Femmes et livres, Paris, l’Harmattan, coll. « Des idées et des femmes », 2007, 323 p.
BUYDENS, Mireille, La propriété intellectuelle : évolution historique et philosophique, Bruxelles, Éditions Bruylant, 2012, 490 p.
CALAS, Frédéric, Le roman épistolaire, Paris, Armand Colin, 2007 [1996], coll. « universitaire de poche : Lettres et linguistique », 128 p.
PAGEAUX, Daniel-Henri, Naissances du roman, Paris, Éditions Klincksieck, 2006, 192 p.
REID, Martine, Des femmes en littérature, Paris, Belin, coll. « l’extrême contemporain », 2010, 331 p.
ROBERT, Marthe, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1977, 365 p.
3. Ouvrages spécialisés
BLANC, Liliane, Une histoire de créatrices : l’Antiquité, le Moyen âge, la Renaissance, Montréal, Éditions Sisyphe, 2008, 467 p.
CLÉMENT, Michèle, « Asymétrie critique. La littérature du XVIe siècle face au genre », Littératures classiques, vol. 2, nᵒ 90, 2016, pp. 23-34.
OUELLET, François, « Le roman moderne : une entreprise de défiliation », Les lettres romanes, vol. 69, 2015, pp. 397-418.
RABATEL, Alain et Francis GROSSMANN, « Figures de l’auteur et hiérarchisation énonciative », Lidil : Revue de linguistique et de didactique des langues, nᵒ 35, 2007, p.. 9-23.
SAPIRO, Gisèle, « Droit et histoire de la littérature : la construction de la notion d’auteur », Revue d’histoire du XIXe siècle, nᵒ 48, 2014, pp. 107-122.
4. Documents électroniques
RADIO-CANADA, «L’Académie française accepte finalement la féminisation des noms», février 2019, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1155773/academie-francaise-feminisation-noms-metiers, (consulté le 20 mars 2020).
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