De Villeray à la Petite-Patrie
- Leïa Bordeleau
- 30 janv. 2022
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 24 juil. 2022
Leïa Bordeleau
Se sentir chez soi est un état extrêmement difficile à atteindre. C’est quoi, être chez soi, en fait? Qu’est-ce que ça implique? Un lieu, une ville, une famille, un être aimé, des ami.es? Probablement toutes ces réponses. Je pense que le sentiment d’être à la maison varie selon les étapes d’une vie, les gens qu’on rencontre, les gens qui nous quittent également. Quand on perd un morceau important, le fait de se sentir chez soi change radicalement.
Le sentiment de bien-être que l’on ressent quand on est à la maison ne dépend pas simplement de quatre murs. Surtout pas même. Tu peux avoir l’impression d’être chez toi dans un endroit où tu n’as jamais mis les pieds; ce sont les personnes qui s’y trouvent qui te réchauffent le cœur et créent cette sensation apaisante. Le contraire est aussi possible : tu peux être physiquement chez toi, mais ne pas du tout éprouver l’effet que suscite habituellement un chez-soi. Le sentiment de sécurité n’est pas là, le soupir de soulagement en entrant à la maison non plus, la chaleur encore moins. C’est plutôt froid, inquiétant et lugubre. C’est tout sauf agréable.
Je suis partie de chez mes parents à 17 ans. Pas parce qu’on avait une mauvaise relation. Mes parents, je les aime beaucoup. J’ai quitté la maison pour aller vivre avec mon copain. À 17 ans. Après ce départ, j’ai eu de la difficulté à me sentir chez moi ailleurs. Je voulais toujours retourner chez mes parents, aller les voir, retrouver mon ancienne chambre. Ma chambre d’adolescente était pour moi un endroit rassurant. C’est fou ce que l’attachement aux lieux peut être fort. N’importe quel lieu peut susciter des émotions divergentes.
Un coin de rue, un café, un parc. Et là, les souvenirs remontent. Douloureusement. Coin Drolet/Castelnau. La marche pour aller chercher un pain le matin. Moi qui m’exaspère parce que tu mets des heures à te lever. On descend les marches de l’appartement. On se prend la main pour se rendre jusqu’à la boulangerie. Oui, on est encore ce genre de couple, même après plusieurs années. Quel pain on prend? Je ne sais pas, tu ne sais pas. Bah, on prend celui-là, pas grave. On se promène un peu sur Castelnau, on aime ça faire ça. Je pense que ça nous détend tous les deux. Tu me répètes à quel point tu es content qu’on habite dans Villeray maintenant. Je souris. Moi aussi, je suis contente.
On continue de marcher un peu. On s’arrête devant le Ferlucci, coin Berri/Castelnau. Je te demande si tu as envie de prendre un café. Tu me réponds : « oui, c’est une bonne idée. On n’en a pas fait ce matin ». Tu aimais quand je préparais les cafés le matin. Tu étais assis sur le divan et tu me regardais. Je crois que c’était un de tes moments préférés d’une journée qu’on passait ensemble. Un moment si simple, mais si significatif. Un moment trop pris pour acquis. Il t’arrivait de préparer les cafés également. Tu mettais du café partout. Au début, ça me faisait rouler des yeux. Mais rapidement, je les ai juste fermés et j’ai ignoré les grains bruns sur le sol. Encore une fois, un instant précieux pris pour acquis. Comme si ça allait durer toujours.
Le parc Jarry avec des cafés glacés et une couverture. Coin Saint-Laurent/Gary-Carter. La fontaine en entrant dans le parc. Nos discussions que je ne savourais pas assez. On se dit qu’on a hâte de pouvoir retourner manger au restaurant quand la pandémie sera terminée. On se parle comme si c’est certain qu’on va être encore ensemble quand tout cet épisode surréaliste prendra fin. En fait, il n’y avait pas de raison pouvant justifier qu’on ne le soit plus. On était Toi et Moi. On était passés à travers le confinement, on passerait à travers de tout, non?
Je me souviens de la première fois qu’on est allés au parc Jarry. On était émerveillés devant son immensité. Réaction typique de deux personnes ayant grandi en région. Un espace vert aussi grand à l’intérieur d’une ville : wow! Une autre fois, à l’automne, tu as pris des photos de moi. Je ressentais constamment de la gêne quand tu me photographiais. Difficile de m’expliquer pourquoi. Je pense que c’était parce que je savais que tu prenais le temps de me regarder, d’analyser chacune de mes postures afin que la photo soit jolie. Tu aimais prendre des photos de moi et j’aimais le fait que tu adorais ça.
Non, on ne passerait pas à travers de tout. Tout s’est écroulé un soir, pouf, comme ça.
Après avoir quitté notre appartement, j’ai mis énormément de temps à me sentir chez moi de nouveau. Quand j’ai été arrachée à mon chez-moi dans Villeray, où j’étais finalement bien, je n’avais pas juste un cœur brisé par une histoire d’amour. Mon corps était en train de tomber. J’avais le vertige. Je m’en allais où? Chez moi? Non. Je ne m’en allais nulle part. Mon chez-moi était constitué de notre vie commune, de moi, de toi et de nous. De nos cafés le matin. De nos promenades. De moi qui lisais dans le salon et de toi qui jouais de la musique dans le bureau.
Je suis retournée chez mes parents quelques jours pour que tu puisses ramasser tes affaires afin de me laisser l’appartement encore un mois. J’avais besoin de terminer ma session et tu savais que c’était important pour moi. Tu as accepté de partir. Pour la première fois de ma vie, même si j’étais chez mes parents, je ne me sentais pas à la maison. Pourtant, ma chambre n’avait pas changé, mon lit était à la même place, les meubles aussi. Mais ce n’était pas chez moi. Du moins, ce ne l’était plus réellement. Pas dans ma tête. Ni dans mon cœur.
Une fois déménagée dans une colocation que j’avais dû trouver en une semaine, je me sentais encore moins chez moi. J’étais déconnectée. J’étais nulle part. J’étais là, mais pas vraiment là. J’avais ma chambre, mais j’avais l’impression de vivre chez quelqu’un et non avec quelqu’un. Je sortais souvent, tout simplement parce que j’étais mieux hors des quatre murs de mon appartement qu’à l’intérieur. J’allais chez mes amies. Je faisais ce que je pouvais pour me changer les idées. Mais je n’avais pas de chez-moi. Du moins, pas un lieu où je me sentais chez moi, même si, techniquement, j’en avais un.
L’impression de me sentir de nouveau en sécurité n’est pas advenue entre les quatre murs de la cuisine de ma coloc. Question de survie, j’ai dû me reconstruire un chez-moi interne. Je n’avais jamais pris le temps de faire ce processus, mais oh combien c’était nécessaire. J’ai réfléchi. Si je n’étais pas bien dans mon appartement, j’étais bien où? Question existentielle, réponse pourtant si simple. Trop simple qu’elle semble insensée. J’étais bien dans cette ville où je vivais. Près de mes ami.es. Entourée d’un milieu culturel en pleine effervescence. Dans l’enclave où j’avais tant évolué et changé durant les dernières années.
J’étais bien à Montréal.
Ce constat m’a frappée durant une marche pour aller rejoindre Oli au café où elle travaille. J’avais pris l’habitude de faire ce chemin souvent. Ça me remettait les idées en place. Je crois aussi que je me sentais plus à l’aise au café que dans mon appartement. Ce n’est pas peu dire. Je marchais sur la rue de la Roche et mes pensées divaguaient. « L’ironie du sort » de Louis-Jean Cormier jouait dans mes oreilles, témoin de ma souffrance encore très présente dans mon cœur.
Je sais j’ai perdu trop de temps à chasser mes fantômes / J’ai perdu trop de temps à chercher ce qui nous éloignait l’un de l’autre / Au moment où je reviens te voir la tête haute / Tu n’es plus là / Plus jamais là.
Non, je n’étais plus là. Toi aussi tu n’étais plus là. Je pensais à toi, bien sûr. Mais je n’étais plus là. En écoutant ces paroles qui déchiraient chaque parcelle de mon être, j’ai compris que je ne le serais plus pour longtemps. Longtemps comment? Je ne sais pas. Mais longtemps. C’est quoi, longtemps? J’étais incapable de le quantifier. J’étais néanmoins en paix avec l’idée. La distance nous était nécessaire, j’en étais très bien consciente.
Durant ma promenade me conduisant à Oli et à notre discussion matinale classique où on déversait nos émotions du moment, j’ai saisi que ma vision de mon chez-moi était en train d’évoluer. J’étais récemment allée passer quelques jours chez mes parents et, en revenant à Montréal, j’avais ressenti un état de sérénité, de soulagement. En retrouvant mon quartier, j’ai eu l’impression que je pouvais enfin respirer. J’avais des repères, des endroits où j’aimais aller qui m’apaisaient, des ami.es que je pouvais voir facilement et chez qui je me sentais bien. Même si je trouvais toujours cela difficile de ne pas avoir la tête et le corps reposés à mon appartement, j’avais au moins trouvé une façon de me réconforter. Je l’avais fait seule. J’étais fière de moi.
Peu de temps après, Oli et moi avons décidé de commencer à chercher un appartement afin de déménager ensemble. On avait envie de vivre cette expérience et on avait choisi d’agir. On n’était pas pressées, car on avait encore chacune un toit au-dessus de nos têtes. Alors on s’était dit qu’on regardait les annonces, mais sans s’énerver et stresser. On savait qu'être stressées, ça faisait déjà partie intégrante de nos personnalités. Mais les étoiles se sont alignées et, en deux jours, on a trouvé notre appartement de rêve.
Oli me répète toujours que rien n’arrive pour rien. Je pense que la première fois que j’y ai cru, c’est quand on a signé notre bail. Je souriais. J’avais l’impression que huit tonnes venaient de quitter mon corps, même si je savais qu’il nous restait encore beaucoup de choses à gérer en ce début de session universitaire. Je n’avais pas peur. Je sentais qu’à partir de maintenant, ça irait.
Un mois plus tard : direction La Petite-Patrie. On y était arrivées. Dès que j’ai mis les pieds dans l’appartement avec la première boîte, j’ai reconnu l’odeur de la maison. J’ai perçu la sécurité, le soulagement, la chaleur.
J’étais fière qu’Oli et moi on ait réussi à tout préparer. Je pense que rien ne pouvait nous arrêter. Littéralement. On avait un but et on l’avait atteint : c’était le début d’une nouvelle maison, d’un nouveau chez-nous. Mais surtout, d’un nouveau chez-moi. Nos familles mutuelles sont venues nous aider. La journée du déménagement, j’ai regardé autour de moi et j’ai constaté qu’on était vraiment bien entourées. On était aimées aussi. J’ai observé mon frère et Oli se débattre avec la table pour la faire passer dans le corridor. Rire d’épuisement et de joie une fois qu’ils sont finalement parvenus à la faire entrer dans la cuisine. Je riais aussi. Je riais, mais je ne riais plus jaune comme je l’avais fait si souvent dans les dernières semaines par manque de toi. Je m’esclaffais parce que je sentais qu’enfin, j’allais me sentir à la maison entre quatre murs avec une amie en or et avec toutes les personnes qui mettraient les pieds dans ce nouvel havre de paix.
Non, je ne laisserais pas entrer n’importe qui ici facilement. C’est ici que j’allais me protéger, et ce, dès maintenant. C’était mon nouveau cocon.
Je me souviens du moment où j’ai déballé une boîte dans laquelle il y avait une photo de nous deux encadrée, nous regardant amoureusement. Mon cœur s’est tordu. Bien sûr que ça faisait encore mal. Évidemment que j’étais nostalgique de nous, de notre chez-nous. Mais tranquillement, j’acceptais l’idée qu’un sentiment de sécurité était possible sans toi. Je sentais que la boule dans ma poitrine s’estompait, doucement.
Les jours suivant notre arrivée dans la Petite-Patrie, Oli et moi sortions nous promener. On analysait notre nouveau quartier, on allait se chercher des cafés, on repérait les endroits où aller prendre un verre. On revenait chez nous et on se disait : « ayoye, on est tellement bien à la maison ». Je n’avais pas ressenti ça depuis longtemps. Trop longtemps. Oli aussi, je crois. On s’était créé un nouveau nid. On allait être là l’une pour l’autre. Je n’avais aucun doute là-dessus.
C’est exactement ce qu’on a fait. Et on le fait encore. Très bien d’ailleurs. Je suis parvenue à m’approprier un nouveau quartier et un nouvel appartement. À faire de ce nouvel endroit mon chez-moi. J’y ai amené mon chez-moi interne que je m’étais créé et je l’ai fusionné avec des murs et une amie qui serait là encore demain. Wow.
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