Une solidarité féminine engagée
- Leïa Bordeleau
- 18 févr. 2021
- 8 min de lecture
Féminin/Féminin[1]et Fabuleuses[2]sont deux œuvres audiovisuelles mettant en scène un groupe de femmes uni œuvrant au sein de notre société normative. Féminin/Féminin, une websérie, présente des femmes lesbiennes évoluant dans la banalité du quotidien. Fabuleuses, un long-métrage, se concentre sur trois amies ayant des opinions divergentes sur la culture du web. La websérie et le film abordent le thème de la sororité puisqu’ils nous donnent à voir des femmes solidaires entre elles. Nous nous attarderons aux manières dont cette thématique est traitée dans les œuvres. Nous verrons que la sororité est présentée comme une arme permettant la déconstruction de figures oppressantes pour les femmes. L’image des « filles en série[3] » est d’abord déconstruite par la monstration de corps féminins désexualisés, tandis que la figure traditionnelle du boys club[4] est pervertie en étant remodelée en girls club.
La désexualisation des corps féminins
Les deux documents audiovisuels qui nous intéressent montrent des groupes de femmes prônant la désexualisation des corps féminins. On y déconstruit collectivement la figure des « filles en série » qui fait référence à « ces images de corps féminins alignés, en rangée, tous pareils et harmonisés[5] ». Il s’y opère, selon Martine Delvaux, « une mise en forme des filles comme on souhaite qu’elles soient[6] ». La monstration de seins non sexualisés
Dans Féminin/Féminin, la déconstruction de la figure se réalise lorsqu’on assiste à un mouvement de solidarité envers Sam, une des membres du groupe d’amies qui a eu le cancer. Elle mentionne à ses amies qu’elle pense peut-être se faire enlever les seins. Alex, une autre des femmes du groupe, la soutient en disant que « c’est juste des seins, on peut clairement vivre sans[7] ». Cette affirmation déloge l’identité féminine de l’image des filles en série, puisque les seins sont traditionnellement associés à l’image construite des filles. Anne ajoute ensuite que les femmes ne devraient pas avoir peur de montrer leurs seins et qu’elles devraient arrêter de les cacher. Cette discussion entraîne un mouvement de solidarité féminine, où toutes les filles présentes décident de retirer leur chandail et leur brassière, ce qui va à l’encontre des normes sociales exigeant que le corps des femmes soit constamment caché afin d’être mieux sexualisé.
Le langage audiovisuel joue sur ce paradoxe : juste après qu’Anne ait clamé que les femmes devraient arrêter de cacher leurs seins, la caméra la filme de dos en train de retirer sa brassière. Ses seins ne sont donc pas dévoilés aux spectateurs à ce moment. Une ellipse a ensuite lieu : le plan de demi-ensemble qui suit nous donne à voir cinq jeunes femmes ayant la poitrine dénudée, assises à l’extérieur, un verre à la main. Cette image traduit la banalité de cette situation. Effectivement, les corps féminins ne sont pas mis à nus afin de plaire à autrui. Leur nudité sert plutôt à libérer les femmes d’une pression sociale continue : celle de devoir participer à leur sexualisation en se cachant. Cet effet est renforcé par un plan rapproché cadrant Julie et Céline de dos qui observent leurs amies pendant qu’elles font la vaisselle. La mise en relation de la banalité de cette tâche et la scène des filles ayant la poitrine nue à l’extérieur montre que cela devrait être considéré comme normal. Cette réappropriation des corps féminins par les personnages a lieu dans un espace où il n’y a que des femmes se respectant. C’est donc la confiance au sein de la sororité qui permet cette revendication féministe.
La monstration de poils sur des corps féminins
Dans Fabuleuses, la déconstruction de la figure des « filles en série » est moins flagrante, puisque les personnages la reconduisent d’abord. Laurie, qui devient amie avec Clara, une influenceuse, se met en série à ses côtés : elles prennent des photos d’elles dans le but de développer leurs comptes instagrams. La scène où Éli, la grande amie de Laurie, les prend en photo dans l’eau est parlante. Laurie et Clara se mettent littéralement en scène et truquent le moment présent. En fait, elles ne sont pas dans la piscine pour se baigner, mais pour vendre du maquillage résistant à l’eau. De plus, Clara trafique l’apparence de Laurie : une fois toutes deux sorties de la piscine, on voit Clara manipuler sur son cellulaire la photo de Laurie. Cela reconduit la figure des « filles en série », car la grosseur du corps de Laurie est modifiée afin de répondre aux standards de beauté féminins. Toutefois, cette mise en scène de soi est critiquée par Éli. Cela témoigne de l’esprit de solidarité régnant dans le film, puisqu’Éli veut que ses amies comprennent que les femmes sont plus que des corps chosifiés.
Comme dans Féminin/Féminin,la déconstruction de la figure de la sérialité des filles est possible grâce à la présence d’une sororité. On peut noter son importance durant la séquence où Laurie et Clara assistent à une soirée féministe animée par Éli. On y revendique le droit des femmes à s’approprier leurs corps en portant les poils. Dans Féminin/Féminin, il est question de la libération du corps de la femme par une scène où on voit des femmes ayant la poitrine dénudée, tandis que dans Fabuleuses, on libère le corps de la femme en y montrant des poils. En effet, un plan semi-rapproché présente Éli et une de ses amies les bras en l’air afin de nous laisser voir leurs poils. Le fait que le cadrage soit relativement serré sur les personnages insiste sur l’importance de se réapproprier son corps en tant que femme, et ce, même si le moyen de le faire n’est pas socialement accepté. Aussi, les bras des deux animatrices se croisent, ce qui nous rappelle qu’elles sont liées et se soutiennent. Il est donc question, dans les deux œuvres audiovisuelles qui nous intéressent, de montrer ce qu’on voit peu souvent dans les médias, c’est-à-dire des seins non sexualisés et des poils sous des aisselles de femmes.
La perversion du boys club
Par perversion du boys club, on entend ici la modification de la figure en la détournant de son sens premier. D’après Delvaux, le boys club c’est, entres autres, « une organisation qui traditionnellement exclut les femmes et est contrôlée par les hommes[8] ». Féminin/Féminin et Fabuleuses pervertissent ces groupes en mettant de l’avant des sororités non hétéronormatives comme le sont les clubs masculins.
Des girls club nouveaux genres
Féminin/Féminin présente des femmes dont l’orientation sexuelle n’est pas conventionnelle aux yeux du patriarcat : elles sont lesbiennes et l’assument pleinement. Dès le premier épisode de la première saison, elles excluent de leur monde les gens les considérant comme des objets de désir parce qu’elles sont lesbiennes. Elles ne tolèrent pas que des hommes leur demandent de s’embrasser afin qu’ils puissent nourrir un fantasme. Ce rejet de cette objectivation est illustré par le langage visuel de l’épisode : l’espace est organisé afin que les hommes soient exclus du cercle féminin. La caméra se situe à l’intérieur du demi-cercle que forment les protagonistes. Elles sont ainsi au premier plan, tandis que les deux personnages masculins sont non seulement relayés à l’arrière-plan, mais sont aussi séparés physiquement des femmes par l’arc qu’elles forment en étant assises. Les hommes sont alors exclus du girls club parce qu’ils véhiculent des stéréotypes hétéronormatifs.
Pour ce qui est de Fabuleuses, il suffit de penser à la scène où Antoine, le petit ami de Laurie, se donne en spectacle lors de la soirée féministe. Il est maquillé et habillé avec des vêtements ne répondant pas aux codes typiques de la masculinité. Un renversement est ici opéré : ce n’est plus un groupe d’hommes observant une femme, mais un groupe de femmes regardant un homme s’objectivant en retirant ses vêtements pour le plaisir des filles. D’ailleurs, le jeu de la caméra participe à cet effet : par des plans rapprochés, on met l’accent sur le corps d’Antoine. On nous montre de près son visage pour qu’on puisse bien voir qu’il est maquillé. Un plan rapproché de ses fesses, couvertes d’une culotte, fait penser à la manière dont on représente normalement le corps de la femme, c’est-à-dire en se concentrant sur des parties de son corps hypersexualisées. Bref, Féminin/Féminin et Fabuleuses ne recyclent pas l’hétéronormativité régnant encore souvent dans les boys club.
Des lieux de réunions réservés aux femmes
La présence de lieux de réunions féminins dans les deux œuvres remodèle aussi la figure du boys club. Se réapproprier ainsi ce dispositif est une manière de le profaner, de « le rendre à l’usage commun[9] ». Au XIXe siècle, les hommes se rassemblaient dans des « lieu[x] de repos et de confort où le réseautage pouvait s’effectuer sans la présence dérangeante des femmes[10] ». Dans les œuvres analysées, il est davantage question de lieux où les femmes peuvent échanger librement entre elles en développant leurs relations interpersonnelles. Dans la websérie réalisée par Chloé Robichaud, le chalet (saison 1, épisode 7) symbolise ce coin isolé où les femmes discutent et s’épanouissent. C’est en effet à cet endroit que l’un des plus importants tabous de notre société est démenti : les relations intergénérationnelles. Julie présente son amoureuse Céline, beaucoup plus vieille qu’elle, à ses amies. Cela ne semble pas du tout anormal pour le groupe et chacune d’entre elles est réjouie pour le nouveau couple. Céline témoigne d’ailleurs de sa reconnaissance en levant son verre au nom des filles lors du souper. Cette scène illustre une fois de plus l’importance de la sororité dans la websérie. La caméra filme, un peu à l’écart, le groupe formant un cercle autour de la table. Elle n’emprunte le point de vue d’aucune des protagonistes afin de nous montrer qu’elles forment un tout.
Dans Fabuleuses, nous nous intéresserons à la portée symbolique du divan de Laurie et Éli sur le toit. Il s’agit d’un endroit permettant le confort et la discussion entre femmes. Au début du long-métrage, ce sont Laurie et Éli qui y passent du temps. Le plan de demi-ensemble qui nous introduit l’espace où se situe le sofa nous montre qu’il s’agit d’un lieu isolé du reste du monde. En effet, le toit de l’autre bloc d’appartements est vide, tandis que le leur est imprégné de leur présence grâce aux bouteilles d’alcool jonchant le sol. Ce refuge alors connu seulement de Laurie et Éli est aussi investi par Clara à la fin du film. Quand celle-ci emménage chez ses amies, son divan remplace celui de Laurie et Éli. C’est une manière symbolique de faire entrer Clara dans leur jardin secret et de marquer leur récente réconciliation. Le film se termine sur un autre plan de demi-ensemble, nous montrant les personnages de dos, collés sur le sofa. Cela nous rappelle que, malgré leurs précédents différends, elles ont finalement opté pour la solidarité féminine plutôt que la compétition professionnelle qui avait d’abord séparé Laurie et Clara.
En somme, la thématique de la sororité dans Féminin/Féminin et dans Fabuleuses est perçue comme une arme occasionnant la déconstruction de la figure des « filles en série » et de celle du boys club. Les deux œuvres font la monstration de corps féminins désexualisés, ce qui défait l’image des filles mises en forme par des caractéristiques normatives. Puis, le boys club passe à un girls club identifiable, de manières différentes, dans les deux documents audiovisuels. La solidarité féminine représentée dans ces films nous prouve que l’existence des clubs pour femmes, ayant débuté vers 1903[11], est encore d’actualité et s’affirme de plus en plus au sein de notre société.
[1] Chloé Robichaud, Féminin/Féminin, saison 1 et 2, Québec, ICI Tou.TV, 210 min. [2] Mélanie Charbonneau, Fabuleuses, Québec, Crave, 109 min. [3] Martine Delvaux, Les filles en série. Des barbies aux pussyriot, Montréal, Remue-ménage, 2018, 276 p. [4] Martine Delvaux, Le boys club, Montréal, Remue-ménage, 2019, 225 p. [5] Martine Delvaux, Les filles en série. Des barbies aux pussyriot,op. cit., p. 37. [6]Ibid. [7] Chloé Robichaud, Féminin/Féminin, saison 2, épisode 1, Québec, ICI Tou.tv, 2018, 18 min. [8] Martine Delvaux, Le boys club, op. cit., p. 25. [9] Martine Delvaux, Le boys club, op. cit., p. 179. [10]Ibid., p. 28. [11]Ibid., p. 182.
BIBLIOGRAPHIE
Charbonneau, Mélanie, Fabuleuses, Québec, Crave, 109 min.
Delvaux, Martine, Le boys club, Montréal, les édition
s du remue-ménage, 2019, 225 p.
Delvaux, Martine, Les filles en série. Des barbies aux pussyriot, Montréal, les éditions du remue-ménage, 2018, 276 p.
Robichaud, Chloé, Féminin/Féminin, saison 1, épisode 7, Québec, ICI, Tout.tv, 2014, 9 min.
Robichaud, Chloé, Féminin/Féminin, saison 2, épisode 1, Québec, ICI Tou.tv, 2018, 18 min.
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