top of page

Le sanctuaire panhellénique de Delphes

  • Photo du rédacteur: Juliette Crépeau-Gagnon
    Juliette Crépeau-Gagnon
  • 25 janv. 2021
  • 17 min de lecture

Dernière mise à jour : 25 janv. 2021




L'origine de certaines formes d'art, telles que la littérature et la philosophie, est nichée au fin fond de notre histoire. L'Antiquité, en particulier la Grèce et la Rome antique, en sont deux foyers incontournables. L'expression de la culture de la Grèce antique à son apogée, environ au Ve siècle av. J.-C., est encore synonyme de sophistication, d'esthétisme et de raffinement. Cette étude de cas nous permet de s'y pencher plus en profondeur en offrant l'analyse du site de Delphes, une des institutions personnalisant et capturant le mieux l'esprit de nos ancêtres grecs.


Introduction

Qu’est-ce que Hérodote, Euripide, Plutarque et Thucydide ont en commun? Ce sont tous de grands auteurs grecs, dramaturges ou historiens, provenant des périodes archaïque et classique de la Grèce antique et dont les textes sont encore lus, analysés et étudiés à ce jour. Plus encore, ils se sont tous portés sur le sanctuaire de Delphes à un certain point dans leurs œuvres. Certains y ont des liens plus personnels, comme Plutarque qui fut y fut un prêtre, tandis que certains ne mentionnent que sa renommée, comme l’a fait d’Hérodote[1]. Le monde Grec aux époques archaïque et classique est morcelé et divisé. Cela est dû au développement et à l’enracinement de la polis, qui érige de nouvelles barrières sociales et politiques dans un pays déjà géographiquement éclaté. Quelques lieux font toutefois exception à cette réalité fragmentée. C’est le cas du sanctuaire de Delphes, connu encore aujourd’hui comme le refuge panhellénique par excellence. Les habitants de la Grèce, les hellènes, s’y côtoient pacifiquement. Il est pertinent de se demander plus précisément quels facteurs permettent à ce lieu d’assumer ce rôle panhellénique, ainsi que dans quelles limites, pendant les deux périodes les plus prolifiques de la Grèce Antique, soit du VIIIe au IVe siècle avant notre ère. Tout d’abord, le sanctuaire de Delphes est avant tout un lieu sacré où les Grecs sont libres d’accomplir les rites et les pratiques fidèles à leurs croyances religieuses communes. Il représente aussi, par le biais du célèbre oracle, une autorité religieuse centralisatrice qui permet au culte traditionnel de prospérer. Ensuite, le sanctuaire est un carrefour où les particularités régionales, comme les dialectes et les techniques artistiques, se rencontrent. Il contribue aussi à influencer le développement des sociétés : beaucoup de décisions concernant la vie publique y sont prises en concordance avec les dits de l’oracle. Pour finir, Delphes connecte la vie politique du pays entier : les cités s’y rencontrent et s’en remettent à l’oracle pour divers problèmes ou prise de position. Il établit en plus des liens avec le monde extérieur. Le sanctuaire de Delphes peut être présenté comme le creuset du monde Grec.


Origine du sanctuaire

Mythologique

L’origine du lieu est racontée dans un mythe mis à l’écrit par Homère, fameux poète grec du VIIIe siècle avant notre ère reconnu pour ses œuvres colossales, l’Iliade et l’Odyssée : sources inestimables pour comprendre le monde grec. Apollon, sous la forme d’un dauphin, aurait attiré des marins crétois sur les côtes pour s’y faire consacrer un sanctuaire. Ainsi, le site serait d’origine crétoise, même si cela est débattu par les Grecs eux-mêmes et les interprétateurs du poète. Apollon est une des douze divinités principales du panthéon Grec, tout comme Zeus, Poséidon, Héra etc. Dieu des arts, de la guérison et de la divination, il est très aimé des Grecs qui le considèrent bienveillant, contrairement à certaines autres divinités, comme Zeus, le patriarche des cieux[2]. Apollon, selon le mythe, aurait ensuite combattu le célèbre serpent qui vivait alors dans la montagne et qui terrorisait les habitants de la ville. Ce serpent, le python, lègue symboliquement son nom à l’oracle d’Apollon présent sur le sanctuaire : la pythie[3]. Le site, sacré depuis ce jour, prend naissance dans des racines mythologiques communes.

Historique

En réalité, le site serait habité depuis le néolithique. L’archéologie permet de retrouver des traces du village qui aurait existé avant l’implantation du sanctuaire au début du VIIIe siècle, soit Pyhtô selon les récits homériques. Le site aura comme principale période d’activité du VIIIe au IVe siècle. Il émerge à la fin des Siècles Obscurs (Haut archaïsme), période désorganisée où la Grèce peine à se remettre de l’effondrement de la civilisation Mycénienne. Il accompagne le processus d’organisation politique du monde Grec : le développement de la polis. Il connaît une grande prospérité jusqu’au IVe siècle, au début de la période hellénistique, alors qu’il entame un déclin dû à l’instabilité politique du pays[4]. Il passera sous contrôle des puissances étrangères qui mettront la main sur la Grèce, jusqu’aux Romains. Son histoire, à une échelle réduite, reflète bien celle de la Grèce.


Description sommaire des lieux

Le sanctuaire est situé au Nord de la Grèce, en Étolie. Il est situé proche de la côte du golfe de Corinthe, où est situé le port de la ville de Delphes. Plus à l’est se trouve la Béotie ainsi que le lien avec la Laconie, où se trouve Sparte, et l’Arcadie où se situe le sanctuaire d’Olympie. Pour ce qui est du site lui-même, au centre se trouve l’immense temple d’Apollon, construit au IVe siècle pour remplacer les deux précédents (des lauriers et de plume et de miel) qui seront brûlés et démolis respectivement. En face se trouve son autel. Pour y arriver, on emprunte la voie sacrée, entourée des trésors offerts par les cités. Le mieux préservé est celui d’Athènes, construit en 485 avant notre ère pour commémorer leur victoire à la bataille de Marathon lors de la première Guerre médique contre les Perses. Le théâtre, construit au IVe siècle, se retrouve en arrière du site, contre la colline. Il sert, ainsi que le stade construit au Ve siècle, aux grands événements qui logent beaucoup de personnes, comme des concours artistiques ou sportifs. Ces bâtiments sont construits selon l’architecture classique grecque que se partagent presque tous les bâtiments du pays, du moins ceux à connotation religieuse[5]. L’Omphalos, le centre du monde, se trouverait au sanctuaire lui-même selon les Grecs. En effet, il prendrait la forme d’une roche blanche conique. Les textes de Pindare, un célèbre poète qui vécut aux VI et Ve siècles, corroborent cette idée[6]. La pythie, l’oracle, est quant à elle assistée de prêtres qui, comme ailleurs en Grèce, ne sont pas des professionnels mais bien des fonctionnaires publiques qui effectuent une rotation annuellement.


Religion

Comme le mentionne l’historien François Lévesque, la religion : « seule mérite pleinement le qualificatif de panhellénique »[7]. En effet, la religion et les pratiques qui y sont liés sont à la base de l’identité grecque. Les grandes fêtes, les cérémonies et les questions religieuses rythment la vie dans les cités et sont indissociables de sa vie politique : les Assemblées de citoyens (Ecclésia) gèrent des questions religieuses, comme le financement des temples et leur construction, les archontes organisent le calendrier religieux etc. La communauté politique de la polis est avant tout une communauté religieuse. Cette communauté religieuse, contrairement à celle de prédominance politique, s’élargit pour regrouper l’ensemble des Grecs et ce, malgré les variantes locales apportées aux cultes des divinités qui en fait ne traduisent pas une séparation, mais bien l’appartenance à la cité[8]. Ainsi, il est possible de comprendre l’importance accordée aux sanctuaire religieux, bâti en l’honneur de divinités du panthéon : ce sont les creusets du monde Grec alors divisé en cités distinctes.

Le sanctuaire de Delphes est un lieu sacré, c’est-à-dire où s’est manifesté et se manifeste parfois encore une divinité, soit Apollon[9]. Il est d’autant plus essentiel que ses homologues grâce à la présence de son oracle, la pythie, par laquelle Apollon donne plusieurs prescriptions religieuses qui sont alors retranscrites sur des pierres. L’on possède encore aujourd’hui plusieurs copies de celles-ci, ce qui nous permet de connaître leur contenu et d’émettre des hypothèses sur la fréquence à laquelle elles sont émises[10]. Le besoin de fréquenter l’oracle peut être issu de la gravité d’une certaine situation ou bien de l’absence d’une réponse satisfaisante pour une autre. Plus simplement, comme le mentionne Marie Delcourt, les Grecs fréquentait l’oracle afin de calmer leur crainte quotidienne de la colère divine[11]. L’oracle seul est en mesure de répondre à ce questionnement crucial, soit de savoir ce qui doit être fait ou corriger afin de s’attirer la faveur des dieux et éviter à tout prix leur courroux. Dans tous les cas, sa parole est respectée et sacrée pour les Grecs : ils y obéissent. La pythie offre une réponse que les instances politiques et religieuses mortelles ne peuvent apporter : elle est essentielle au monde Grec[12].

Ensuite, Delphes prend un rôle d’intermédiaire religieux entre les différentes entités politiques. Tout d’abord, le sanctuaire est le lieu de prédilection pour plusieurs cérémonies et rituels fastueux, surtout des sacrifices et des grands rassemblements[13]. Il possède les infrastructures nécessaires pour accueillir les citoyens de différentes cités. De plus, Delphes intervient dans l’ensemble de la Grèce pour administrer le culte. C’est ce qu’elle fait en encourageant les cités à populariser certains cultes. C’est le cas de celui de Dionysos dont l’image est souvent associée à celle de pythie : la folie et le délire dont elle serait victime alors qu’elle entre en contact avec Apollon sont rattachée à ce trait de personnalité propre au dieu. De plus, une partie de l’année, alors que Apollon retourne chez les Hyperboréens, le sanctuaire devient la demeure de Dionysos. Par ailleurs, vers le IVe siècle, son culte prend presque autant d’ampleur que celui du dieu des arts, majoritairement à cause de la popularisation du mysticisme dont il est une des figures centrales[14]. Le sanctuaire procède de façon similaire en encourageant le culte des héros, comme Thésée ou Héraclès, des êtres mi-divins qui jouent le rôle d’intermédiaire entre les hommes et les dieux[15]. Ces derniers se voient dédier des cultes fondateurs dans plusieurs nouvelles colonies[16]. Pour finir, le traditionalisme prôné par l’influence autoritaire du temple est visible dans les prophéties de l’oracle. Celles-ci encouragent le maintien des traditions plus anciennes. Par exemple, la pythie rappelle la nécessité d’accomplir les rituels, les sacrifices et les offrandes conventionnelles en cas de problème ou de questionnement. Ce rôle centralisateur est plus qu’essentiel au monde grec alors que se popularise le mysticisme en Grande-Grèce dès le VIe siècle. Delphes agit comme un rempart contre cette idéologie, rendue célèbre par les rituels et les initiations multisensorielles qu’elle propose[17]. C’est ce traditionalisme et ce recours aux pratiques communes grecques qui assurera au sanctuaire sa solidité et son importance, en plus du statut de référent et de centralisateur qu’il assume. Toutefois, comme l’avance Marie Delcourt, experte sur le sujet, c’est aussi ce traditionalisme qui imposera à l’oracle et au sanctuaire ses limites[18].

En bref, le sanctuaire de Delphes assume un rôle panhellénique par la popularité et l’importance de son oracle dans le culte religieux commun et grâce à la législation religieuse qu’il entretient. Elle est un point d’unité physique dans l’identité spirituelle des Grecs jusqu’à son déclin.


Politique

Étant un intérêt géopolitique de premier ordre, Delphes est le point de rencontre des différentes cités et des régions du monde Grec. Son histoire politique est pleine de soubresauts. Le sanctuaire sera disputé par les régions qui l’entourent ainsi que par plusieurs cités éloignés, comme Athènes. La taxe (pélanos) prélevée pour consulter l’oracle n’est qu’une partie que de ce qu’ils convoitent. En effet, la gloire du sanctuaire suscite l’intérêt des cités, qui ont pour initiative de l’ajouter à leur communauté politique et leur patrimoine. En fait, tout d’abord contrôlée par la ville voisine, la renommée montante du sanctuaire exige la mise en place d’une d’administration collective[19]. L’Amphictionie, une association de plusieurs cités provenant de toutes les régions de la Grèce continentale (Thessalie, Béotie, Attique, Lacédémone etc.) est créée au VIe siècle. Elle siège en un conseil de 24 délégués, les hiéromnémons, qui se réunit deux fois par an pour délibérer de l’administration et des problèmes lorsqu’il y a lieu, comme lors du grand incendie au temple d’Apollon à la fin du VIe siècle. Cette compétition, désormais pacifique, prend la forme d’une guerre d’influence[20]. C’est ce que représentent également les trésors, des ex-voto prenant la forme de petits temples alignés sur l’allée centrale menant au sanctuaire. Chaque cité y dépose un trésor plus gros que la précédente, chacune cherche à posséder l’architecture la plus flamboyante et ainsi de suite.

Le sanctuaire, plus précisément son oracle, est nécessaire au bon fonctionnement du monde politique Grec. Premièrement, les cités se remettent à son jugement pour des crises auxquelles ils ne peuvent pas répondre. Les sécheresses ou les autres problèmes reliés au climat, qui peuvent dégénérer en crises sociales, sont souvent réglés par la consultation de l’oracle et la prescription de quelconques rites ou sacrifices. Deuxièmement, l’oracle entérine certains régimes politiques, ou au contraire décrète certains tyrans ennemis de la liberté[21]. C’est le cas de Hippias tyran athénien dès -527, contre qui l’oracle ordonna une intervention de Sparte. Certains affirment qu’elle aurait été soudoyée par les ennemis d’Hippias. Néanmoins, ce dernier est exilé en 510[22]. Le conseil, l’Amphictionie, prend aussi des décisions au nom du sanctuaire qui ont de lourdes conséquences politiques. C’est le cas de la première des trois guerres sacrées au VIe siècle, votée par le conseil delphique. Celle-ci a pour but de défendre le sanctuaire des prétendues attaques de la cité de Kirrha. Encore à ce jour, des débats historiographiques entourent les motivations de cette guerre: la cité était-elle une véritablement une menace directe, ou le conseil cherchait-il seulement à éliminer une rivale montante potentielle? Toujours en est-il qu’elle est complètement détruite[23]. Il est primordial de retenir que l’influence endossée par le sanctuaire et par son oracle peut être à l’origine de mécanisme politiques considérables.

Le sanctuaire Delphique est non seulement au centre de la Grèce, mais aussi du monde. En effet, de multiples fouilles archéologiques soulignent la présence de nombreuses influences étrangères au cours de ses siècles d’activités. Ces cités ont peut-être été attirée par la gloire du temple, peut-être faisaient-elles simplement des échanges au port de la ville ou peut-être ont-elles été amenées par des visiteurs grecs de plus régions éloignées. Des fragments de boucliers, des statuettes métalliques, des morceaux de chaudron et plusieurs autres artéfacts onéreux sont retrouvés[24]. Ceux-ci proviennent de régions presque exclusivement concentrées autour de la Méditerranée ou au carrefour avec le monde oriental, par exemple des Phéniciens qui sont installés jusqu’en Espagne pendant la période archaïque. Effectivement, les Grecs entretiennent des relations politiques et commerciales avec le plus grandes civilisations de cette période de l’antiquité, comme les Égyptiens. Même s’il est impossible de déterminer si ces échanges ont eu lieu au sanctuaire lui-même, ces découvertes témoignent néanmoins qu’il entretenait, de proche ou de loin, des relations avec le monde et la Méditerranée et qu’il était au centre d’un réseau commercial international[25].

En somme, le sanctuaire de Delphes est intimement lié au fonctionnement du monde politique Grec. Il y possède beaucoup d’influence, tellement que certains historiens lui reprochent de ne pas avoir entrepris des manœuvres pour encourager l’unité nationale. Cela n’est pas sans importance : c’est lui consentir beaucoup d’influence et de pouvoir lorsque l’on connaît la réalité morcelée du monde hellénique[26]. Delphes est un plus qu’un point de rencontre politique pour les Grecs, il reflète la géopolitique nationale. On peut y observer ses mécanismes : les ressemblances entre les cités, comme leur désir d’hégémonie, leurs faiblesses communes qui minent leurs politiques et ce les points sur lesquels elles s’entrechoquent : leurs conflits[27].


Société

Alors que le monde grec n’est pas uniforme, plusieurs particularités régionales ou mêmes locales se développent et ce, indépendamment de la religion commune. Le sanctuaire delphique est un point de départ essentiel afin de comprendre les mécanismes de la culture et son articulation avec les nouvelles pratiques naissantes. Tout d’abord, Delphes est un carrefour culturel : un lieu d’échange qui permet aux Grecs d’échanger et même d’adopter de nouvelles idées, tout en leur permettant de communier sur ce qu’ils partagent. Premièrement, le sanctuaire est ouvert à des grands événements, comme certains concours artistiques de chant et de théâtre qui regroupent beaucoup d’amateurs et de juges. Plus encore, il s’y tient des concours sportifs. Les jeux phytiques, dès le IVe siècle, réunissent plusieurs milliers de Grecs de divers horizons qui ont tous la même passion envers le sport et la valorisation de l’agilité et de la force[28]. Ces jeux sportifs possèdent une importance centralisatrice pour la société grecque, ce que nous prouve la postérité de certains d’entre eux, comme les Jeux Olympiques dès 776. Les gagnants des jeux pythiques reçoivent une couronne de laurier et conservent leur honneur sur l’entièreté du territoire national[29]. Deuxièmement, Delphes est un point de convergence pour les techniques artistiques distinctes, par exemple dans le graphisme de la céramique. Dans la foire de la cité, les nombreux voyageurs et visiteurs échangent des produits venant des quatre coins de la Grèce et même de plus loin encore. Certains produits deviennent extrêmement populaire, c’est le cas des sirènes de chaudron en bronze provenant de Corinthe. Il y a une telle effervescence des échanges qu’il est difficile de retracer les lieux d’origines exactes de certains des artéfacts retrouvés[30]. Finalement, les modes de communication, comme les dialectes et les langues, s’y mélangent également. L’oracle delphique en témoigne bien de cette rencontre. En effet, dans les tablettes et les textes retrouvés il est possible de décerner deux langues, soit le dorien qui est le dialecte local, ainsi que la koinè qui provient de l’Ionie et de l’Attique (Athènes)[31]. Cette utilisation en tandem des deux langues, dont une parlée à l’extrémité du monde Grec nous renseigne sur la provenance d’une partie de l’afflux de visiteurs. Encore plus, il est possible de conclure que beaucoup de grecs parlaient la koinè, ce qui peut être corroboré premièrement par la haute proportion démographique de la région et deuxièmement, par la renommée et la popularité de la région qui comprend alors une des cités le plus glorieuses et puissantes : Athènes. Il est aussi possible de noter que cette langue fut utilisée par les poèmes Homériques, alors déjà très célèbre[32]. Plus particulièrement, cela témoigne du souci du sanctuaire de se rendre apte à recevoir la majorité de la population hellénique, et donc de rentabiliser son service oraculaire.

Enfin, le sanctuaire panhellénique intervient directement dans la législation et l’organisation des sociétés grecques. Effectivement, les expéditions coloniales, qui débutent dès le VIIIe siècle, se réfèrent presque impérativement aux conseils de l’Oracle. Cette dernière leur donne non seulement son approbation pour leur départ, mais peut aussi conseiller sur le choix de la destination en cas d’hésitation. Les chefs d’expédition s’y rendent également pour s’assurer d’obtenir la faveur des dieux dans leur entreprise. Les quémandeurs se soumettent à la juridiction supérieure delphique pour s’assurer du maximum de réussite : l’oracle peut prescrire certains sacrifices ou bien tout simplement donner son approbation à l’aventure. De plus, le sanctuaire peut même être appelé à arbitrer les problèmes dans les nouveaux espaces de colonisation[33]. Des colonies se développent alors sur le pourtour de la Méditerranée : dans une première vague en Sicile et en Italie du sud, comme à Tarente, et successivement en méditerranée Occidentale, comme en France et en Espagne moderne, et même jusqu’au nord de la mer noire en Asie Mineure. Ces colonies, sans culte poliade à leur genèse, vont souvent choisir d’Apollon pour le remercier de l’aide de son oracle[34]. Par ailleurs, l’oracle s’interpose dans la législation de certaines décisions relatives aux cités et à leur population. Par exemple, selon la légende, un oracle pythien d’Apollon aurait remis la constitution de Sparte à Lycurgue, législateur légendaire de la cité qui vécut probablement au VIIIe siècle. Celle-ci entérine le système politique bicéphale, soit le règne des deux rois, la tenue d’un conseil des anciens (gérousia), la construction de temples pour Zeus et Athéna et la division de la population en tribus[35]. Cette formule se répète à Athènes, où, encore selon les mythes, les réformes de Clisthène furent approuvées par l’autorité delphique. En effet, ce dernier, législateur au VIe siècle, divise la société athénienne en dix tribus, chacune nommée selon un nom de héros, qui influencent désormais la vie politique et militaire (représentation au conseil, poste de stratège etc.) avec l’accord de l’oracle[36]. Plus symboliquement, l’affranchissement des esclaves et leur entrée dans le monde libre se déroulent aussi au sanctuaire. Des inscriptions portant les détails et les noms de ses affranchis figurent dès le IVe siècle sur certains blocs des bâtiments du sanctuaire[37]. L’influence de Delphes est indissociable du développement social des cités grecques.


Conclusion


En conclusion, le sanctuaire de Delphes arrive à assumer un caractère panhellénique en permettant de relier ensemble les mécanismes principaux qui réunissent et animent alors le monde Grec, soit la religion, la politique et les sociétés. Les événements qui ont eu lieu au sanctuaire pendant les périodes archaïque et classique, comme les jeux pythiques, reflètent bien la richesse du monde Grec qui s’y est concentré. Le sanctuaire, ancrée dans les croyances religieuses communes du monde Grec, a permis le maintien de la religion et du culte grec en plus préserver son intégrité à travers les élans populaires du mysticisme à l’époque classique. Politiquement, il est le lieu où les différentes cités du monde grec se rencontrent pacifiquement pour y prendre individuellement ou collectivement des décisions, et où elles entrent en compétition de façon assez sournoise. Socialement, les contacts qui y sont établis perdurent et se développement à travers les deux époques étudiées. En effet, il est possible de conclure que les différentes langues grecques s’y sont mélangé et différents objets témoins des échanges artistiques sont retrouvés sur l’ensemble du territoire dans des excavations archéologiques. Après tout, en tant que sanctuaire panhellénique, Delphes ne peut être que le reflet de la Grèce elle-même. Depuis quelques décennies, un courant historiographique plus critique se développe vis-à-vis de l’oracle du sanctuaire de Delphes. En effet, Marie Delcourt le présente comme un simple service public entretenu pour permettre de consolider les revenus du sanctuaire et de maintenir une position omnipotente politique et religieuse sur le monde Grec. Il aurait même été soudoyé de nombreuses fois, comme lors des guerres Médiques[38]. Les complots et les manèges entretenus par le biais de l’oracle seraient cruciaux à analyser plus profondément, car la pythie a eu des impacts important sur le développement du monde Grec.

[1] Anne Marchais-Roubelat et Fabrice Roubelat, « L’oracle et l’expert : regards croisés », Prospective et stratégie, vol. numéros 2-3, 2012, p. 13. [2]Maurice Sartre et al. (dir.), « Delphes », Dictionnaire du monde Grec Antique, Paris, Larousse, coll. « in extenso », 2006, pp. 164-165. [3] Anne Jacquemin, « Delphes au V e siècle ou un panhellénisme difficile à concrétiser », Pallas, n° 57, 2001, p. 94. [4] Patrice Brun, « La religion », Le monde Grec à l’époque classique : 500-323 av. J.-C., Paris, Armand Colin, coll. « U », 2010, p. 233. [5] Patrice Brun, op. cit., p. 222. [6]Marie Delcourt, L’oracle de Delphes, Paris, Payot, 1981, pp. 27-28. [7] François Lefèvre, Histoire du monde grec antique , Paris, Livre de Poche, 2007, p. 219. [8] Ibid. [9] Marie Delcourt, op. cit., p. 91. [10] Ibid. [11] Ibid., p. 118. [12] Pierre Brûlé et Raymond Descat (dir.), Le monde grec aux temps classiques : Tome 2, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Clio », 2004, p. 460. [13] Patrice Brun, op. cit., p. 236. [14] Pierre Brûlé et Raymond Descat (dir), op. cit., p. 468. [15] Pauline Schmitt-Pantel et Claude Orrieux, Histoire grecque, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 2013, p. 299. [16] François Lefèvre, op. cit., p. 335. [17] François Lefèvre, op. cit., p. 215-216. [18] Marie Delcourt, op. cit., p. 120. [19] Pauline Schmitt-Pantel et Claude Orrieux, op. cit.,, p. 315. [20] François Lefèvre, op. cit., p. 216. [21] Marie Delcourt, op. cit., p. 114. [22] Pauline Schmitt-Pantel et Claude Orrieux, op. cit., p. 157. [23] Anne-Marie Buttin, La Grèce classique, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Guide belles lettres des civilisations », 2000, p. 143. [24] Hélène Aurigny, «Le sanctuaire de Delphes et ses relations extérieures au VIIe siècle av J.-C. : le témoignage des offrandes », Pallas, n° 87, 2011, p. 159. [25] Ibid., p. 167-168. [26] Marie Delcourt, op. cit., p. 37. [27] Ibid., p. 114. [28] Claude Calame, « Récit héroïque et pratique religieuse », Annales : Histoire et Sciences Sociales, vol. 61, n° 3, mai 2006, p. 527. [29] Anne-Marie Buttin, op. cit., p. 204-205. [30] Elena C. Partida, « The nexus of inter-regional relations established by creators and artisans in the Ancient sanctuary and the town of Delphi », Pallas, n° 87, 2011, p. 237. [31] Mathilde Douthe, « Les influences extérieures sur les usages linguistiques de la cité de Delphes et de l’Amphictionie », Pallas, n° 87, 2011, pp. 107-108. [32] Ibid., p. 110. [33] Marie Delcourt, op. cit., p. 110-111. [34] Claude Calame, op. cit., p. 533. [35] François Lefèvre, op. cit., p. 157. [36] François Lefèvre, op. cit., p. 164. [37] Pauline Schmitt-Pantel et Claude Orrieux, op. cit., p. 313. [38] Marie Delcourt, op. cit., p. 48.


Bibliographie

1. Ouvrages de références

BRÛLÉ, Pierre et Raymond DESCAT (dir.), Le monde grec aux temps classiques : Tome 2, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Clio », 2004, 574 p.

BRUN, Patrice, « La religion », Le monde Grec à l’époque classique : 500-323 av. J.-C., Paris, Armand Colin, coll. « U », 2010, pp. 226-246.

BUTTIN, Anne-Marie, La Grèce classique, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Guide belles lettres des civilisations », 2000, 270 p.

LEFÈVRE, François, Histoire du monde grec antique , Paris, Livre de Poche, 2007, 386 p.

SARTRE, Maurice et al. (dir.), « Delphes », Dictionnaire du monde Grec Antique, Paris, Larousse, coll. « in extenso », 2006, pp. 164-165.

SCHMITT-PANTEL, Pauline et Claude ORRIEUX, Histoire grecque, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », 2013, 528 p.

2. Études spécialisées

2.1 Livres

DELCOURT, Marie, L’oracle de Delphes, Paris, Payot, 1981, 295 p.

2.1 Périodiques

AURIGNY, Hélène, «Le sanctuaire de Delphes et ses relations extérieures au VIIe siècle av J.-C. : le témoignage des offrandes », Pallas, n° 87, 2011, pp. 151-168.

CALAME, Claude, « Récit héroïque et pratique religieuse », Annales : Histoire et Sciences Sociales, vol. 61, n° 3, mai 2006, pp. 527‑551.

DOUTHE, Mathilde, « Les influences extérieures sur les usages linguistiques de la cité de Delphes et de l’Amphictionie », Pallas, n° 87, 2011, pp. 107-113.

JACQUEMIN, Anne, « Delphes au V e siècle ou un panhellénisme difficile à concrétiser », Pallas, n° 57, 2001, pp. 93–110.

MARCHAIS-ROUBELAT, Anne et Fabrice ROUBELAT, « L’oracle et l’expert : regards croisés », Prospective et stratégie, vol. numéros 2-3, 2012, pp. 13‑37.

PARTIDA C., Elena, « The nexus of inter-regional relations established by creators and artisans in the Ancient sanctuary and the town of Delphi », Pallas, n° 87, 2011, pp. 223- 242.


Comments


Écris-nous!

Merci pour votre envoi

© Tous droits réservés, 2021, 2022

par Leïa Bordeleau et Juliette Gagnon

bottom of page