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Le totalitarisme basé sur le contrôle de la fécondité

  • Photo du rédacteur: Leïa Bordeleau
    Leïa Bordeleau
  • 11 janv. 2021
  • 16 min de lecture

Dernière mise à jour : 29 janv. 2021


L’une de nos principales angoisses contemporaines est que l’on assiste un jour à une baisse flagrante de la population. Cette peur est certainement due aux avertissements découlant de la crise environnementale qui nous taraude depuis déjà quelques décennies. C’est l’un des facteurs qui pourrait expliquer l’intérêt flagrant des dystopies en littérature dans les dernières années. Ce sous-genre science-fictionnel est le contraire de l’utopie, où la vie est idéale pour tous et où « le régime socio-économique est [généralement] réglé sous un modèle de vie communautaire[1] ». L’antonyme d’utopie a été créé en réponse à cette vision imaginaire « pour critiquer divers travers des sociétés modernes[2] ». La servante écarlate[3] de Margaret Atwood et Le meilleur des mondes[4]d’Aldous Huxley sont deux romans dystopiques mettant en scène un avenir où les hauts placés ont instauré un protocole permettant de contrer des décroissances démographiques. Les gouvernement se sont emparés d’un élément central de toute société : la fécondité. Dans les deux romans, cette mainmise sur la reproduction (ou production d’humains dans le cas de Le meilleur des mondes) par un régime totalitaire a modifié considérablement les relations interpersonnelles des personnages par rapport à celles entretenues auparavant. D’une part, la polygamie est dorénavant inévitable dans les deux milieux. Ensuite, le rapport à la famille est complètement différent de celui que l’on a de nos jours.

L’instauration d’une polygamie obligatoire

Par une secte religieuse

Les gouvernements en place dans les univers dystopiques qui nous intéressent ont pris le contrôle de la fécondité. Dans l’avenir imaginé par Atwood, la majorité des femmes sont infertiles puisque « l’atmosphère est devenue trop saturée, un jour, de produits chimiques, rayons, radiations[5] ». Ce contexte a permis l’émergence d’une théocratie : la République de Gilead. L’époque décrite dans La servante écarlate est celle de la transition entre un régime démocratique correspondant au nôtre et un avenir où les États-Unis sont dirigés par une théocratie totalitaire. Afin de contrer la stérilité, les nouveaux dirigeants ont instauré une forme de polygamie obligatoire. Cela a certainement modifié les relations interpersonnelles des personnages par rapport au passé diégétique, qui correspond au présent des lecteurs. Dans le roman, la relation qu’entretient le Commandant avec son Épouse et la Servante est une forme de polygamie, au sens où il doit avoir une relation sexuelle avec la Servante, en feignant d’en avoir une avec sa femme. C’est ce que décrit la narratrice au moment de la Cérémonie : «Au-dessus de moi, à la tête du lit, Serena Joy est installée, déployée. Elle a les jambes ouvertes. Je suis couchée entre elles, la tête sur son ventre, l’os de son pubis sous la base de mon crâne, ses cuisses de part et d’autre de moi. Elle aussi est entièrement vêtue. J’ai les bras levés ; elle me tient les mains, chacune des miennes dans l’une des siennes. Ceci est censé signifier que nous ne faisons qu’une seule chair, un seul être[6]».

Le fait que Defred, la narratrice, spécifie qu’elles sont supposées ne faire « qu’une seule chair[7] » montre que le système théocratique ne veut pas que cette pratique soit vue comme de la polygamie, mais bien comme une simple solution au problème d’infertilité. Cette pratique sexuelle suit un protocole spécifique et obligatoire pensé par Gilead, où le plaisir sexuel a été complètement radié. Le retrait de cet aspect de la sexualité, qui était toujours présent il n’y a pas si longtemps pour les personnages, renforce l’idée que l’acte sexuel doit désormais être effectué dans le seul but de s’assurer la reproduction. La relation sexuelle dans un couple, impliquant désormais trois personnes, est devenue une sorte de devoir et non plus un moment d’intimité. Cependant, puisque le régime de Gilead est naissant, les gens ont fraîchement en mémoire ce qu’est le plaisir sexuel. Le berceau de cette tentation du passé est représenté par un club clandestin dans le roman : Chez Jézabel. Dans la religion chrétienne, qui a fortement inspiré la religion de Gilead, se trouve un personnage portant le nom de Jézabel : « L’Église tolère en son sein la pseudoprophétesse Jézabel qui pousse à manger des idolothytes, à se prostituer et prétend sans doute pouvoir sonder les profondeurs du monde invisible[8] ». Les idolothytes sont les morceaux de viande que Saint Paul aurait donné aux idoles, c’est-à-dire aux pécheurs. Le club Chez Jézabel est un endroit où des femmes se prostituent, bien que la prostitution ne soit plus censée exister. Les hommes, privés de plaisir sexuel chez eux, sont en quelque sorte affamés de retrouver cette sensation. Dans cette optique, les femmes peuvent être vues comme des morceaux de viande à consommer. Elles s’offrent aux pécheurs, les Commandants qui enfreignent la loi en se rendant dans ce bordel. « Les profondeurs du monde invisible[9] » représentent cet endroit interdit caché à Gilead. Le Commandant de Defred l’y emmène, vêtue d’une tenue provocante, et la contraint indirectement à coucher avec lui. Cette fois, la jouissance est permise et ils enlèvent leurs vêtements. Defred ne refuse pas de se donner à lui, car elle sait qu’elle n’a pas vraiment le choix de le faire. Étant elle-même mariée avant la venue de Gilead, elle a l’impression de trahir Luke, car cette relation sexuelle n’a pas lieu dans le contexte de la Cérémonie. Pour elle, c’est en quelque sorte la fin symbolique de sa relation avec Luke, puisqu’après cette nuit, elle couche également avec le Gardien de sa maison.

La forme de polygamie obligatoire, mais restrictive, qu’a voulu instaurer Gilead est alors devenue totale chez les hommes. Elle se voit être poussée à son extrême, puisque les Commandants vont chercher du plaisir sexuel en excluant leur Épouse. Toutefois, les Épouses et les Servantes n’ont pas le droit d’être infidèles au Commandant, au risque d’être condamnées à mort. Cette nouvelle façon de voir le couple est aussi paradoxale, étant donné que les Commandants peuvent, selon les règles établies, posséder deux femmes, mais celles-ci ne peuvent pas connaître deux hommes. Ce remaniement rigoureux de la structure conjugale, qui était encore, il n’y a pas si longtemps, liée à l’amour, a considérablement modifié les relations matrimoniales. Non seulement des couples ont été brisés de force pour répartir les femmes encore fertiles chez les plus riches, mais celles ayant le statut d’Épouse ont de la difficulté à accepter le fait d’être stériles et de devoir être relayées au second plan lors de la relation sexuelle. Cela a d’ailleurs modifié, au fil du temps, la relation entre le Commandant de Defred et son Épouse. Le Commandant explique à Defred que son Épouse ne comprendrait pas pourquoi il a en sa possession un magazine féminin : « elle ne comprendrait pas. De toute façon, elle ne me parle plus guère. Il ne semble pas que nous ayons grand-chose en commun, à présent[10] ». Cela sous-entend que dans le passé, ils étaient davantage liés et que leur relation a changé négativement depuis l’avènement du nouveau régime.

Par un régime totalitaire centré sur le progrès biologique

Le meilleur des mondes, pour sa part, se déroule dans un futur beaucoup plus éloigné, mais où le passé historique avant Ford est représenté comme étant notre présent pareillement à La servante écarlate. La doctrine prônée par le gouvernement installé depuis longtemps est centrée sur le bonheur que procure le plaisir : « Le monde est stable à présent. Les gens sont heureux ; ils obtiennent ce qu’ils veulent, et ils ne veulent jamais ce qu’ils ne peuvent obtenir. […] ils sont dans une sereine ignorance de la passion et la vieillesse ; ils ne sont encombrés de nuls pères ni mères ; ils n’ont pas d’épouses, pas d’enfants, pas d’amants, au sujet desquels ils pourraient éprouver des émotions violentes[11] ». Les humains sont dorénavant conçus en laboratoires et conditionnés à n’entretenir aucune relation sentimentale avec qui que ce soit. Ainsi, les gens ne peuvent pas être blessés par une rupture amoureuse ou la perte d’un être cher, ce qui garantit une partie de leur bonheur. Pour s’assurer de garder un contrôle sur cet aspect de la société, l’administration mondiale oblige ses citoyens à être polygames : ils ne peuvent pas fréquenter une même personne trop longtemps et sont fortement encouragés à en voir plusieurs en même temps. La vie de couple avec engagement n’existe plus du tout, tandis que dans La servante écarlate, elle est encore présente même si elle a été considérablement modifiée. Les relations sexuelles ont toujours lieu entre les partenaires temporaires, mais sont strictement réservées au plaisir, puisqu’ils n’ont plus besoin de procréer : la science le fait pour eux. C’est totalement le contraire de La servante écarlate, où les relations sexuelles ne doivent servir qu’à la procréation. L’un des proverbes hypnopédiques appris aux enfants dès leur plus jeune âge insiste sur la primordialité de la polygamie dans le monde d’Huxley : « chacun appartient à tous les autres[12] ». De cette façon, chacun est convaincu qu’il doit avoir plusieurs partenaires. Le choix du verbe « appartenir » pour ce dicton suggère qu’hommes et femmes sont la propriété de tous, que les couples peuvent constamment se mélanger. La notion d’exclusivité a été élaguée.


Greffer cette pensée au cerveau des humains fait en sorte qu’ils se surveillent les uns les autres, ce qui biaise les relations amicales. Lorsque Lenina annonce à son amie Fanny qu’elle voit Henry depuis quatre mois, Fanny s’indigne : « C’est si affreusement mal porté de se conduire comme ça avec un seul homme. […] Non, vraiment ça ne se fait pas. Et vous savez combien le D.I.C est opposé à tout ce qui est intense ou qui traîne en longueur[13] ». L’emploi de l’adverbe « affreusement » montre que Fanny considère qu’agir ainsi sort de l’ordinaire. Elle ne cherche pas à comprendre pourquoi son amie se comporte de cette façon ; elle ne fait que la juger. De plus, le fait qu’elle dise à Lenina qu’elle sait ce qu’en pense le directeur sous-entend qu’il faut craindre sa réaction vis-à-vis des relations trop approfondies à son goût. En effet, les gens civilisés ne connaissent pas les relations interpersonnelles profondes. Les rapports entretenus restent en surface. Lorsque Lenina fait une sortie avec Bernard, celui-ci insiste sur le fait qu’il veut passer du temps de qualité avec elle, mais elle lui répond : « - Je ne comprends rien […]. Rien. Et ce que je comprends encore le moins de tout […], c’est pourquoi vous ne prenez pas de soma lorsqu’il vous vient de vos idées épouvantables[14] ». Lenina ne comprend pas que Bernard veuille passer du temps seul avec elle, parce qu’on lui a enseigné que cela ne faisait aucun sens. Elle rejette d’emblée l’idée d’apprendre à connaître davantage Bernard de manière intime. Sa solution à cet incident c’est le soma, une drogue rendant les gens immédiatement heureux, mais les aliénant à la fois. Cette pilule leur donne l’illusion qu’ils sont heureux sans sentiments, ce qui leur retire une partie de leur humanité.

Comme dans La servante écarlate, le système en place présente des lacunes. Dans Le meilleur des mondes, une grande majorité de la population ne s’est pas conformée au nouveau régime. En effet, les Sauvages vivent en marge de la civilisation dans la Réserve. La manière d’y vivre est semblable à celle d’avant Ford. Les enfants naissent toujours naturellement et le mariage est encore une coutume habituelle. Le mode de vie des Sauvages est donc totalement opposé à celui de la civilisation. C’est pour cette raison que Linda, une civilisée tombée enceinte qui s’est retrouvée dans la Réserve, n’a pas su s’habituer à cette vie. Elle est habituée au luxe de la civilisation et à son soma. La polygamie, qui va de soi pour Linda, est très mal vue dans la Réserve. La manière différente qu’a Linda de voir le couple fait en sorte que les autres femmes la considèrent d’un mauvais œil. Pour Linda, cela ne fait pas de sens qu’« elles disent que ces hommes sont leurs hommes[15] ». La mise en italique du mot « leurs » sous-entend que Linda a du mépris pour cette façon de concevoir la vie à deux. Elle est incapable de se lier d’amitié avec les femmes de la Réserve et celles-ci vont jusqu’à la battre parce que Linda ne cesse pas de coucher avec leurs maris. Les codes culturels de la civilisation et de la Réserve sont donc totalement différents. Huxley a ainsi montré à ses lecteurs que la vision des relations interpersonnelles avait changé sous le progrès scientifique au point qu’une barrière si énorme soit créée entre deux peuples cohabitant dans le même monde qui est supposé être la meilleure version de lui-même. Le meilleur des mondes contient finalement deux alternatives où les relations interpersonnelles ont évolué différemment.

Les rapports à la famille

Si l’accaparement de la fécondité par des gouvernements totalitaires a occasionné l’émergence d’une polygamie obligatoire dans les deux romans, un nouveau cadre familial est aussi apparu dans La servante écarlate, tandis que dans Le meilleur des mondes, il va même jusqu’à disparaître de la Civilisation.

Dans La servante écarlate

Comme mentionné plus haut, le cadre socio-politique du roman d’Atwood est un état de transition entre une démocratie et une théocratie, ce qui fait que les personnages ont en quelque sorte vécu deux types de vie. Defred a elle-même une fille et ce n’est pas parce qu’on lui a retiré son statut de mère qu’elle ne l’est plus au fond d’elle. C’est d’ailleurs parce que la majorité des femmes encore fertiles ont eu des enfants avant Gilead qu’elles ont de la difficulté à se détacher des enfants qu’elles mettent au monde. Il est sous-entendu dans le roman, que d’ici quelques générations, les Servantes ne seront plus déchirées à l’idée de mettre au monde un enfant pour une autre. Elles ne sont même pas désignées comme mères porteuses, elles ne sont que des « récipients, c’est seulement l’intérieur de [leurs] corps qui est important[16] ». Le fait de ne pas leur donner de titre comprenant le mot « mère » montre flagramment qu’elles ne sont que des contenants et que le rôle de mère est maintenant réservé à l’élite de la population. Cette idée va si loin, que même lors de l’accouchement, l’attention va à l’Épouse et non à la Servante : « elles [les autres Épouses] massent sont ventre menu, comme si elle était vraiment sur le point d’accoucher[17] ». La conception d’un enfant est ainsi feinte jusqu’au dernier instant : allant de la relation sexuelle entre le Commandant et la Servante, à la simulation d’un accouchement pour l’Épouse. Ce rituel de fécondation relègue à l’arrière-plan la Servante : il n’est même pas question de mère biologique comme à notre époque, mais uniquement d’un réceptacle. Il ne s’agit pas non plus de l’adoption d’un enfant, puisqu’on a déguisé la reproduction du bébé de sorte que l’Épouse puisse vivre une forme de grossesse. Bref, tous les codes culturels liés à la grossesse ont été radicalement modifiés avec Gilead, ce qui, de facto, a remis en question la définition du mot « mère ». Redéfinir ce qu’est la parentalité est justement un questionnement actuel de notre société, comme quoi la dystopie critique effectivement certains éléments de son époque contemporaine.

La structure familiale conventionnelle a ainsi été effacée, mais il semble que des restes de celle-ci substitent dans l’organisation des maisonnées. En effet, chaque personne y occupe une fonction précise. Tout d’abord, le Commandant et l’Épouse font figures de parents : ils dirigent tous deux la maison et ont la responsabilité des autres membres vivant sous leur toit. La Servante, elle, a un double rôle : elle est une servante au sens où elle doit obéir à l’Épouse et doit lui faire don d’un bébé, mais il arrive qu’elle soit elle-même traitée comme une enfant. En fait, au sens de la loi, son statut ressemble à celui d’une enfant : elle a des rendez-vous obligatoires chez le médecin une fois par mois et on décide pour elle ce qu’elle doit manger, car elle doit avoir une alimentation saine afin d’être en mesure de procréer. Elle ne peut pas, par exemple, décider de s’abstenir de manger son assiette au risque d’être punie : « Je n’ai pas faim ce soir. Je me sens nauséeuse. Mais il n’y a nulle part où mettre les aliments, pas de plantes en pot, et je ne veux pas risquer les toilettes[18] ». On a ici l’impression que Defred est une jeune fille qui n’a pas faim, mais qui est obligée de manger son assiette, parce que si sa nourriture est retrouvée, elle sera fortement réprimandée. D’ailleurs, à ce moment-ci, Defred songe à demander à Cora de ne pas signaler son assiette pleine. Elle sait pourtant pertinemment qu’il s’agirait d’un risque pour Cora. Ce type de demande ressemble un peu à celle que ferait une enfant à sa sœur : la fameuse supplique de ne pas le dire à maman. Defred ne fait finalement pas cette requête, mais Cora décide plus tard, par elle-même, de couvrir Defred. Elle ne la dénonce pas lorsqu’elle la retrouve étendue dans sa garde-robe, car cela pourrait signifier qu’elle est malade. Il semble donc que les liens entre Defred et Cora soient subtilement de plus en plus forts au fil de l’histoire et la relation qu’elles entretiennent peut ainsi être comparée à une relation entre sœurs. L’idée de recréer une nouvelle structure familiale incluant les Servantes est en fait explicitement présente dans le roman : « Pour les générations qui viendront plus tard, disait Tante Lydia, ce sera tellement mieux. Les femmes vivront ensemble en harmonie, elles formeront une seule famille : vous serez comme leurs filles[19] ». Déjà, le fait que les femmes ayant la responsabilité d’éduquer les Servantes aient le titre de Tantes rappelle les rapports familiaux du passé. Le projet de Gilead est ici flagrant : les dirigeants veulent inclure les Servantes dans le nid familial et faire d’elles un nouveau membre à part entière de cette réorganisation.

Dans Le meilleur des mondes

Dans la version de l’avenir d’Huxley, les femmes peuvent être encore fertiles, mais beaucoup d’entre elles sont stérilisées en laboratoires après leur conception. Dans Le meilleur des mondes, « la procréation, vue du côté des nouvelles propositions scientifiques, se voit possible dans un hors corps, hors sexe, hors vie[20] ». Ainsi, la notion de parentalité a complètement disparu. Il ne s’agit donc plus d’une restructuration ou d’une redéfinition de la famille comme dans La servante écarlate, mais bien de son abolition totale. Relire Huxley à notre époque pose un autre questionnement très actuel : est-il nécessaire d’être parent dans une vie? En effet, les personnages du roman vivant dans la partie dite civilisée de l’état ne savent pas ce que signifie de faire partie d’une famille et éprouvent même du dégoût à cette idée. Cette répulsion est transmise par Mustapha Menier à des étudiants : « - Essayez de vous rendre compte de ce que c’était que d’avoir une mère vivipare. / De nouveau, ce mot ordurier. Mais aucun d’eux ne songea, cette fois, à sourire. / - Essayez de vous imaginer ce que signifiait : "Vivre dans sa famille". / Ils essayèrent ; mais manifestement sans le moindre succès[21]» . Mustapha Menier utilise l’expression « mère vivipare[22] » pour désigner une mère au sens biologique du terme, ce qui correspond à ce qu’était une mère avant Ford. Cette appellation est ici péjorative, étant donné que le mot vivipare est normalement utilisé pour parler d’un animal dont les bébés grandissent à l’intérieur d’un corps. En ce sens, pour les civilisés, les humains qui se reproduisent et ont des enfants sont en fait des animaux. Le narrateur indique ensuite que vivipare est un « mot ordurier[23] » : cela montre que les gens ont une aversion pour le langage lié à la fécondation naturelle. Cela fait en sorte que les femmes ne savent pas ce qu’est être mère : l’amour inconditionnel d’un parent pour son enfant n’existe pas dans ce monde futur. Bernard avance que la maternité est un élément positif de la Réserve : « - Quel mode de relation merveilleusement intime! dit-il, dépassant délibérément toutes les bornes. Et quelle intensité de sentiment il doit créer! […] Et peut-être aussi, vous a-t-il manqué quelque chose à ne pas être mère, Lenina[24] ». Cette réflexion de Bernard, qui est beaucoup trop recherchée pour cette société qui vit dans l’illusion du bonheur que procure le soma, suscite chez Lenina un désarroi, car elle ne comprend pas comment Bernard peut penser à de telles choses. Cette pensée vient à Bernard lorsque Lenina et lui visitent la Réserve.

Le passé de Linda, dont il a été question précédemment, n’a pas seulement affecté ses relations avec les autres femmes de la Réserve, mais aussi celles entretenues avec son fils, John. Elle n’a jamais eu de mère et ne sait pas du tout ce qu’est être mère. Pour elle, il ne s’agit qu’un élément appartenant à la société d’avant Ford. À cause de cela, l’attachement qu’elle a pour son fils à la fin de sa vie ne s’est fait que graduellement : son amour pour lui n’était pas acquis dès sa naissance. John a un souvenir où il tente de consoler sa mère, mais celle-ci le repousse : « Il se serra contre elle. Il lui passa un bras autour du cou. Linda poussa un cri : "Ah! Fais attention! Mon épaule! Oh!" et elle le repoussa brutalement. Sa tête cogna contre le mur. "Petit imbécile!" cria-t-elle ; et puis, soudain, elle se mit à lui donner des claques[25] ». John est né dans la Réserve : il a donc vu les autres enfants agir avec leurs parents. C’est pour cette raison qu’il lui vient naturellement l’intuition de venir en aide à sa mère. Linda n’est cependant pas capable de se détacher de la Civilisation, ce qui fait en sorte qu’elle éprouve de la haine pour son fils au début. Elle considère que c’est sa faute si elle n’a pas pu retourner vivre là où tout lui était plus facile. Même en vivant dans un environnement éloigné du régime totalitaire, les relations familiales restent changées pour quelqu’un qui a vécu avec la facilité de la Civilisation. Cela montre à quel point le détachement par rapport à la famille est ancré chez les citoyens de l’État mondial.

Pour conclure, les dystopies imaginées par Atwood et Huxley ont mené à des gouvernements totalitaires qui se sont emparés de la fécondité. Les deux régimes ont d’abord instauré une forme de polygamie obligatoire. Dans La servante écarlate, il s’agit d’une polygamie qui se veut voilée par Gilead et dans Le meilleur des mondes, elle est totalement assumée. Ensuite, les rapports à la famille ont été grandement affectés par le renouveau de la fécondité dans les deux romans. Ces deux récits dystopiques ont donc des ressemblances et des différences, mais ils se complètent aussi très bien. Le meilleur des mondes a en quelque sorte résolu le problème social qui touche les gens devant vivre sous la théocratie de Gilead. Faire discuter ces deux œuvres montre que « la dystopie, en nous préservant de l’atmosphère irrespirable des utopies, se veut donc un signal d’alarme pour qu’enfin, nous ouvrions les yeux sur ce qui nous entoure[26] ». La rencontre d’Atwood et d’Huxley nous amène en effet à nous demander lequel de leurs avenirs serait le meilleur ; est-ce que l’un serait mieux qu’un autre? Vaut-il mieux vivre dans une réalité aussi difficile que celle imposée par Gilead ou dans celle où nous avons la possibilité de nous évader grâce à une drogue? En fait… nous avons déjà ce choix de l’évasion.


Références

[1] Gilbert Millet Denis Labbé, La science-fiction, Paris, Bellin, 2011, (coll. Sujets), p. 197. [2] Ibid., p. 201. [3] Margaret Atwood, La servante écarlate, Paris, Robert Laffont, 2017, 513 p. [4] Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, Paris, Pocket, 1946, 319 p. [5] Margaret Atwood, op. cit. , p. 188. [6] Ibid., p. 159. [7] Ibid. [8] P. Prigent, « L’hérésie asiate et l’Église confessante. De l’Apocalypse à Ignace », Vigiliae Christianae, vol. 31, no 1, 1997, disponible en ligne : https://www.jstor.org/stable/1583654, p. 8. [9] Ibid. [10] Margaret Atwood, op. cit., p. 264. [11] Aldous Huxley, op. cit., p. 272. [12] Ibid., p. 66. [13] Ibid., p. 67. [14] Ibid., p. 126. [15] Ibid., p. 165. [16] Margaret Atwood, op. cit., p. 164. [17] Ibid., p. 196. [18] Ibid., p. 113-114. [19] Ibid., p. 272. [20] Sophie Marinopoulos et Israël Nisand, « Quand le “Malaise dans la civilisation” devient “Le meilleur des mondes” », Hypothèses, 2011, disponible en ligne : https://www.cairn.info/clinique-de-la-deshumanisation---page-167.htm, p. 173. [21] Aldous Huxley, op. cit., p. 61. [22] Ibid., p. 61. [23] Ibid. [24] Ibid., p. 148. [25] Ibid., p. 165. [26] Giavinni Haver et Patrick J. GYGER (dirs.). De beaux lendemains? Histoire, société et politique dans la science-fiction, Lausanne, Antipodes, 2002, p. 37.


Bibliographie

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par Leïa Bordeleau et Juliette Gagnon

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